On ne s'attendait pas à ça: que Claude Lanzmann, à 83 ans, se transforme soudain en grand écrivain. D'ailleurs confirmé par un formidable succès de librairie depuis sa sortie.

Bien entendu, le réalisateur de Shoah a toujours fait partie de la caste des intellectuels parisiens. Il a vécu «conjugalement» de 1952 à 1957 avec Simone de Beauvoir. Est entré très jeune au comité de rédaction de la revue de Sartre, Les Temps Modernes, qu'il dirige toujours. Il avait réalisé deux documentaires sur Israël et donné dans le grand reportage international, avant de consacrer 12 années de sa vie à ce monument, cette grand-messe cinématographique de neuf heures 30 minutes consacrée à l'extermination des Juifs d'Europe. Mais il n'avait jamais écrit de livre.

 

Voici donc soudain cette brique de 550 pages. Une balade sinueuse, magnifiquement écrite, qui multiplie les allers-retours dans une vie bien remplie.

Lanzmann a 15 ans au début de l'Occupation de la France par les Allemands. Son père, remarié, s'est replié en Auvergne avec ses deux fils - l'autre étant Jacques, futur romancier et parolier de Jacques Dutronc. Tous trois participeront activement à la résistance à Clermont-Ferrand.

À la Libération, Claude remonte à Paris. Sa mère Paulette, une belle femme flamboyante au très grand «nez sémite», a traversé l'Occupation sans rien changer à ses habitudes, à la barbe des Allemands. Elle s'est remariée avec Monny, un poète charmant et mondain. Paulette reçoit dans son salon Eluard, Aragon ou Cocteau.

C'est grâce à Monny qu'il entre au prestigieux lycée Louis le Grand. Il prépare l'agrégation de philo, se spécialise dans Leibniz, se retrouve en 1948 lecteur de philosophie à Tübingen puis Berlin. Car l'Allemagne reste malgré tout «la patrie de la philosophie». De retour à Paris, ce sera la rencontre avec Sartre et Beauvoir.

Le charme de ce livre tient à l'évocation de cette époque fascinante et pleine d'optimisme, mais finalement ambiguë. Aux portraits éblouissants que brosse Lanzmann, à commencer par celui de sa mère.

Dans la Résistance, il a adhéré au Parti communiste. Mais, pour avoir refusé de trahir le réseau de son propre père, il est condamné à mort par l'organisation communiste. À Berlin dans l'immédiat après-guerre, il rencontre de jeunes Allemands obsédés par l'idée de «réparer» les crimes commis - tel ce couple qui se convertit au judaïsme et s'installe en Israël. Mais aussi d'autres qui n'ont rien renié du tout.

À Paris non plus la vie n'est pas simple. Lors de sa première nuit avec Simone de Beauvoir - qui a 15 ans de plus que lui - elle lui dit avec un grand souci de la précision: «Il y a cinq hommes dans ma vie.» Le premier d'entre eux: Sartre, avec qui elle a un contrat également très précis. Pendant des années, elle partagera ses soirées - et ses vacances - avec les deux hommes. Avec une régularité de métronome assez comique.

Sartre aura eu le temps, à la même époque, de tomber amoureux de la soeur de Lanzmann, qui fait une carrière de comédienne sous le nom d'Evelyne Rey. Une belle femme un peu exaltée et tragique: folle amoureuse à 16 ans de Gilles Deleuze, qui se conduira plutôt mal avec elle, puis mariée à Serge Rezvani, puis Sartre, puis d'autres hommes, jusqu'à son suicide à l'âge de 36 ans.

La mémoire de Lanzmann se promène au milieu de tous ces personnages et ces péripéties avec infiniment de subtilité. Il y a eu le communisme, la guerre d'Algérie, les prises de position de Sartre, parfois délirantes. Avec honnêteté, Lanzmann essaie d'expliquer comment il s'est débrouillé au milieu de ses contradictions et de ses amitiés qui n'étaient pas toutes conciliables.

En revanche, sur Israël, Lanzmann perd tout sens de la nuance. Que lui, Juif assimilé, soit tombé sous le charme lors de son premier séjour en 1952, c'est évident: d'ailleurs le tableau qu'il brosse du petit peuple de Tel-Aviv, de ses chauffeurs de taxi escrocs et de ses prostituées, est assez réjouissant. Mais qu'on puisse faire en 2009 un éloge inconditionnel de l'armée israélienne, démocratique, irréprochable, unique au monde, a de quoi faire sursauter. Il est vrai que le conflit israélo-palestinien, qu'on soit d'un côté ou de l'autre, n'est pas un sujet qui encourage à la nuance. On aura compris que pour Claude Lanzmann, Israël n'est pas «négociable». Cela fait partie de son personnage, même si on n'est pas forcé d'être d'accord avec lui.

Le lièvre de Patagonie

Claude Lanzmann Gallimard, 550 pages,,39,95 $ ****