Dans cette histoire (vécue), tout est à première vue modeste. Le statut social des personnages, les malheurs qui les accablent. Jusqu'au titre du livre: D'autres vies que la mienne. Comme si Emmanuel Carrère avait cherché la formulation la plus neutre qui soit. Pour ne pas se faire remarquer.

Même le texte de la quatrième de couverture semble fait pour éloigner le lecteur potentiel. Il y est question de la mort d'une fillette dans le tsunami de décembre 2004. De celle d'une jeune épouse de 33 ans victime d'un horrible cancer - magistrate et lointaine belle-soeur de l'auteur. Il est aussi question d'une «commande» faite à l'auteur par les parents de la fillette, et par un magistrat, ami proche de la jeune femme. De l'amitié entre deux juges «boiteux», assignés volontaires à d'obscurs dossiers de surendettement.

«Rien de très glamour», admet l'auteur. Rien pour «faire vendre». En conséquence de quoi, le récit d'Emmanuel Carrère, célébré dans les grands journaux qui le trouvent «déchirant» pour cette manière de plonger dans l'intimité de gens «ordinaires», «au plus près de la condition humaine», est déjà un formidable succès de librairie: quelque 100 000 exemplaires en 15 jours.

Emmanuel Carrère, grand adolescent de 52 ans au visage marqué, me reçoit dans son spacieux appartement proche de la gare de l'Est, un quartier anonyme et très passant. Le même lieu - qui évoque New York davantage que Paris - où il m'avait reçu deux ans plus tôt pour Un roman russe, autre récit intime et personnel, sur ses angoisses et ses névroses, l'incapacité d'aimer et de ténébreuses affaires familiales.

Quand on écrit des choses aussi personnelles, à quoi bon en parler par la suite aux journalistes? Carrère se prête à l'exercice par professionnalisme, mais à très petites doses, et sans se départir d'une certaine réserve. Il vous offre du coca light, se verse un fond de jus d'orange - il a des périodes sans alcool et d'autres avec, comme pour la cigarette.

Tsunami

La genèse de ce livre est singulière. Emmanuel Carrère se trouve en bord de mer au Sri Lanka, avec sa compagne, Hélène, et leurs deux garçons respectifs en cette fin décembre 2004. À l'endroit précis où se produit le terrible tsunami. Par hasard, ils n'étaient ni en mer ni sur la plage et sont sains et saufs. Mais de jeunes parents avec lesquels ils sympathisent ont vu leur fillette disparaître sous leurs yeux. L'hôtel de luxe est devenu un camp de réfugiés. Tout le monde cherche des morts et des disparus. Les lignes téléphoniques, l'électricité et les routes sont coupées. Les hôpitaux et les morgues sont submergés. Scènes de guerre.

«Jamais à ce moment-là je n'ai songé à en faire un livre, dit aujourd'hui l'auteur. Mais quand Hélène et moi sommes rentrés à Paris, elle a appris que sa soeur Juliette, handicapée des jambes depuis l'âge de 18 ans, se mourait d'un cancer. Je la connaissais à peine. Elle est morte au mois de mai. J'ai alors connu son mari, avec qui elle avait eu trois filles. Et puis un ami très proche, Étienne, amputé d'une jambe à 22 ans, magistrat comme elle à Vienne, petite ville au sud de Lyon. Tous deux avaient passé des années dans un modeste tribunal d'instance à se battre en faveur des familles victimes de surendettement.

«Ce que me disait Étienne, quelques jours après la mort de Juliette, m'a frappé, je ne sais pourquoi: le partage de leurs handicaps, leur combat juridique en faveur des laissés-pour-compte... Un peu comme un peintre qui se dit en voyant quelqu'un pour la première fois: tiens, je vais faire son portrait... Étienne m'a lui-même encouragé à le faire. Et c'est ainsi que j'ai noté ce que me disaient Étienne et Patrice, le mari de Juliette, et j'ai écrit un premier jet concernant leur handicap, leur vie, leur métier.»

Ce premier jet est resté dans un tiroir pendant plus de quatre ans: «Il ressemblait déjà à ce que serait la version finale, mais je ne savais pas alors ce que j'en ferais.» Entre-temps Emmanuel Carrère travaille sur un récit au moins aussi traumatisant: ce Roman russe, paru en 2007, et où il fait le récit sans fard d'une rupture amoureuse, mais aussi dévoile un terrible secret de famille concernant son grand-père, exilé géorgien devenu collabo pendant la guerre, fusillé par la résistance à la Libération, et disparu sans laisser de trace. Le père de sa propre mère, Hélène Carrère d'Encausse. Une confession au ton dostoïevskien qui, peut-être bien, solde des comptes personnels: «Sans doute fallait-il que j'écrive Un roman russe pour que je puisse passer à l'étape suivante.»

Angoisse et névrose

Il s'était fait remarquer dès ses débuts d'écrivain par des romans qui parlaient d'angoisse et de névrose, de la difficulté d'être: La moustache (1986), La classe de neige (prix Femina 1995). Depuis, plus de fiction. Son livre suivant s'intitule L'adversaire: il a pour sujet l'histoire de Jean-Claude Romand, ce faux médecin de l'Organisation mondiale de la santé, qui trompe son entourage pendant 20 ans et, à la veille d'être découvert, assassine les cinq membres de sa famille. Un livre étrange sur le vide, l'absence de personnalité: «Curieusement, même s'il s'agissait d'une histoire vraie, ce fut le livre le plus dur que j'ai jamais eu à écrire; il m'a pris sept ans», dit Emmanuel Carrère.

Un roman russe fut peut-être le plus douloureux, en tout cas le plus risqué, «car il mettait en cause non seulement mon incapacité à aimer, mais à la fois ma compagne de l'époque, dont je me séparais, et ma mère, qui avait toujours redouté que soit connu l'épisode tragique concernant son père».

En comparaison, D'autres vies que la mienne, dit-il, «s'est écrit tout naturellement, sans douleur: deux fois six mois de travail, ce qui n'est pas beaucoup pour moi». Ce livre plein d'humanité contient également des passages sans concession sur les uns et les autres, parfois très durs: «Je ne me suis rien interdit concernant les protagonistes, souligne Emmanuel Carrère, parce que, fondamentalement, j'ai pour eux de l'amitié, du respect, de l'admiration. Et au passage, je ne me ménage pas moi-même. Bien sûr, lorsque j'en suis arrivé à la mort de Juliette, ce fut très dur, et je me suis retiré quatre ou cinq semaines à la campagne pour l'écrire. Mais jamais je n'ai hésité à aller au fond des choses: c'est ce que m'avaient demandé Étienne et Patrice. Quand ce fut fini, je leur ai donné à lire comme je l'avais promis. Personne ne m'a demandé de retirer quoi que ce soit. Ils étaient contents qu'on rende justice à leur existence.»