À bord d'un train qui le mène de Milan à Rome, un agent secret franco-croate laisse derrière lui sa vie d'ancien combattant en empruntant une nouvelle identité. Une valise remplie de documents sur d'hypothétiques terroristes qu'il doit remettre à un émissaire du Saint-Siège, Francis Servain Mirkovic (alias Yvan Deroy), porte une mémoire millénaire de violence et réanime les milliers de morts anonymes. Sur les rails de sa conscience défilent les multiples visages de la barbarie : de la guerre de Troie aux attentats du 11 septembre, en passant par l'ex-Yougoslavie, le Liban, Israël, Alexandrie, du petit fait vécu aux plus grandes légendes, tout y passe. L'ancien guerrier échappera-t-il à lui-même? Sera-t-il sauvé de ses actions et de celles d'une histoire humaine taillée dans la violence?

Par la puissance et l'envergure de sa langue et de son propos, le quatrième roman de Mathias Énard témoigne de la virtuosité de l'écrivain français, mi-trentaine, spécialiste des langues arabe et persane à Barcelone. Le récit emprunte sa forme et son souffle aux épopées homériques, une phrase sans point mimant le flux ininterrompu de l'histoire auquel la marche du train renvoie. Voyage étourdissant, mais porté par un seul élan, Zone dessine une carte géographique et humaine de la violence à travers l'engrenage des événements de l'histoire mis en parallèle en un subtil enchaînement.

 

L'auteur a compilé un nombre colossal d'informations. Les 500 pages correspondent aux 500 kilomètres parcourus, certes, mais là ne s'arrête pas l'ingéniosité de la forme. Le découpage en 24 chapitres renvoie aux 24 chants de l'Iliade, dont l'auteur s'est inspiré, créant une prodigieuse épopée moderne. La mythologie sert d'ailleurs d'assise au déploiement d'une généalogie de la violence et des héros. De la guerre de Troie aux carnages des Romains qui brûleront ensuite Carthage, il fait le parallèle avec la France défaite en 1870 face à la Prusse, dont la revanche de 1914-1918 conduira l'Allemagne vers l'aventure hitlérienne. Les victimes se muent en bourreaux dans un mouvement répété à l'infini.

Plongée vers l'origine du mal

Zone est une sarabande mortuaire où chacun est invité à témoigner. Bonaparte, Hannibal et César se mêlent à Burroughs, Genet et Lowry, mais aussi à Zeus, Énée et Apollon. L'homme du train fuit le passé et file vers l'avenir, mais comme «il y a dans les chemins de fer une obstination qui est proche de celle de la vie», peut-on lire, il s'avoue être «un fiancé de la Moire implacable vers le néant (...) filant vers Rome et la fin du monde (...) une part de Destin tel un fardeau sur les épaules». Énard indique que «la vie peut ressembler à un manuel d'histoire militaire», mais sa plongée vers l'origine du mal s'approche plus du chant que de l'inventaire. La poésie coule de source dans ce roman qui emprunte d'ailleurs son titre à un poème d'Apollinaire. Mathias Énard donne une vie à la barbarie et réussit l'ultime grâce de la littérature, soit de donner une beauté à l'horreur.

Zone

Mathias Énard

Actes Sud, 520 pages, 38, 50$

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