Je crois bien que Le Clézio n'avait jamais cédé à cette mode de l'autofiction, où l'on se met en scène bien à l'abri derrière des personnages, et l'on raconte sa vie tout à fait en couleurs et en relief, impunément... Mais voici qu'aujourd'hui, à Séoul, où se trouvait ce grand voyageur avant qu'il n'obtienne le Nobel à Stockholm, il a écrit un roman pour rendre hommage à sa mère, dit-il, «une jeune fille qui fut une héroïne à 20 ans» dont nous allons trouver le double en la personne d'Ethel.

Fascinante Ethel, qui petite fille s'en allait aux côtés de Monsieur Soliman, son grand-oncle, celui qui avait élevé sa mère, durement, et souvent parti en voyage à l'autre bout du monde, et revenu fortune faite, et dépensée. Monsieur Soliman et la petite Ethel se rendaient à l'emplacement de l'ancienne Exposition coloniale, près d'une maison en ruines que l'on pouvait rêver d'acheter, de refaire, de meubler. Ethel l'avait baptisée la Maison Mauve.

 

Nous sommes aux années 30, la belle Époque. Il n'y aura jamais de Maison Mauve, et Monsieur Soliman va mourir. En laissant à Ethel sa fortune que son père Alexandre va devoir gérer. Second personnage fascinant, cet Alexandre Brun. Un Mauricien, avec l'accent de l'île Maurice, au rire communicatif, au parler fort qui rappelle l'île des origines, le balancement des palmes dans les alizés, le bruit de la mer sur les récifs, le chant des martins et des tourterelles aux bords des champs de cannes... Un poète, certes, et pourtant doté comme les autres Mauriciens «d'humour et de méchanceté, capables quant ils étaient ensemble de tenir tête à n'importe quel discoureur, fût-il parisien.» On l'aura compris, ces anciens habitants des îles, après avoir longtemps vécu exilés en Bretagne, sont installés à Paris (naturellement dans un quartier breton...) où ils refont le monde à leur façon. Sous la présidence, si l'on peut dire, au salon, d'Alexandre Brun, dont la conduite avec sa femme... Bon, passons.

En ces lieux vont se succéder une bonne dizaine de personnages, inventés avec ce génie propre à Le Clézio, dont la jeune Ethel va recueillir «les bons mots, les ridicules, les calomnies, les mauvais jeux de mots, les images haineuses»... Ainsi le lecteur découvrira, mieux que dans tout livre d'histoire, la sottise de la Belle Époque, celle des bourgeois, et le racisme, et l'avant-guerre, alouette! Et ce que fut le désastre annoncé, que personne ne voulait voir. Mais bientôt Ethel deviendra amoureuse de Laurent Feld, superbe «à la chevelure rousse et bouclée», un Anglais qui venait rendre visite de temps en temps. Il semble impossible de raconter, ici, et tant mieux: voilà des histoires de famille qui ressemblent beaucoup à celles du clan Le Clézio, qui sont passionnantes et dont il serait, je crois, malvenu de parler.

La guerre ne tardera pas, puis l'exode, la fuite de la famille devant les soldats allemands et italiens... et la faim, pour finir, que Le Clézio raconte comme personne dès le début du livre et qui va lui inspirer le titre de ce roman. Là, nous retrouverons l'écrivain de toujours: l'homme de la pitié des pauvres dont il a raconté la vie aux coins les plus reculés du monde, l'homme des déserts, l'homme de la douceur de vivre minimaliste à l'abri de la téléradiociné, l'homme de l'amour, de la beauté, de la bonté. Superbe.

Ritournelle de la faim

J.M.G. Le Clézio

Gallimard, 207 pages, 29,95$

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