Ce livre constitue à la fois le préambule à La vie sexuelle de Catherine M. et sa conclusion. Il raconte - dans le même style très classique, très épuré - un épisode de la vie de couple de Catherine Millet qui a précédé la rédaction de ce récit de «libertinage».

Dans les bureaux des éditions Flammarion, l'influente directrice d'Art Press, revue d'art suprêmement chic, silhouette plutôt juvénile pour ses 60 ans affichés, semble chercher elle-même le fil conducteur: «Des lectrices me faisaient parfois remarquer que mon livre manquait de sentiment, ce dont je me fichais, car mon propos ne consistait pas à me justifier. Mais beaucoup également me posaient la question: dans cette vie de couple pratiquant une sexualité totalement libre, n'y a-t-il pas eu des problèmes de jalousie? Et je répondais: oui, j'ai été terriblement jalouse par moments. Et je me suis dit qu'il fallait être honnête avec moi-même: dans cette pratique de la liberté sexuelle à deux, que fait-on avec la jalousie? Et je devais admettre que je n'avais pas trouvé la solution.»

 

Catherine Millet aura attendu sept ans avant d'écrire ce nouveau récit autobiographique. Preuve s'il en était besoin que l'opération Catherine M. ne relevait guère au départ du genre commercial: s'il a abouti à plus de 300 000 exemplaires de l'édition originale en France, et à quelque deux millions à l'étranger, il a été imprimé au départ à 4000 exemplaires. L'auteure aurait pu avoir envie d'exploiter ce formidable succès: «Je n'en sentais pas l'urgence, explique-t-elle. Et j'avais d'autres projets en cours: j'ai fait un livre sur Dali, notamment.»

On ne trouvera pas dans ce Jour de souffrance les pages sulfureuses du premier récit. Mais il fait partie de la même histoire. Ou plutôt la précède, car il se situe quelque trois ou quatre années plus tôt.

Avec son mari, le romancier Jacques Henric, elle mène une existence «libre». Elle dans l'échangisme frénétique. Lui, volontiers discret, a des liaisons multiples et successives. Un jour, par hasard, elle trouve dans un tiroir des photos qu'il a faites d'une jeune femme nue. C'est le choc, le début d'une crise de jalousie qui durera trois ans: à chercher d'autres photos compromettantes, à éplucher ses carnets intimes et son journal.

Cette quête obsessionnelle s'accompagne d'une «rêverie» érotique qui s'impose à elle. Elle imagine son mari avec d'autres femmes et jouit en s'inventant des scénarios fantasmatiques: «Jamais jusque-là je ne m'étais représenté la sexualité de Jacques avec d'autres, en dehors de moi: c'était un black-out total, et lui ne parlait jamais de ses liaisons. Et soudain, je me suis mise à l'imaginer avec telle ou telle femme, ou des inconnues, dans des lieux inventés.» Elle n'est pas vraiment «dépressive», mais en tout cas elle revoit un analyste. Cette jalousie obsessionnelle, comme par un fait exprès, prendra fin avec la rédaction de La vie sexuelle de Catherine M.

«On dira que cette jalousie était ridicule ou paradoxale puisque nous avions convenu d'une totale liberté sexuelle, dit-elle aujourd'hui. Mais je crois qu'il y a deux personnes en nous. La personne raisonnable qui s'est choisi une philosophie libertaire et qui autorise son partenaire à la même liberté sexuelle - car le désir sexuel ne se confond pas toujours avec le sentiment amoureux. Et puis il y a la vie pulsionnelle, instinctive, les sentiments qui viennent du plus profond de notre inconscient et que nous maîtrisons mal. Et qui peuvent entrer en conflit avec notre personne raisonnable.»

Ironie du sort, elle vient de mettre un terme à sa vie de «libertinage» lorsqu'elle découvre ces photos: «C'est un curieux hasard, mais c'est sans rapport, dit-elle. Après plus de vingt années de cette vie, je commençais à vivre tout ça de l'extérieur, en spectatrice, cela m'excitait moins, je n'y croyais plus. Mais même si cela n'avait pas été le cas, j'aurais eu le même choc. Au fond de moi-même je n'avais jamais trouvé de solution à la jalousie. Car il n'y a pas de solution. La liberté sexuelle ne peut sans doute se concevoir dans la transparence: il faut ignorer ce que fait l'autre.»

Catherine Millet, alors, avait eu l'inspiration d'écrire le récit «parfaitement littéral et factuel» de sa vie sexuelle. «Pas pour faire une oeuvre d'art, comme certains l'ont dit, mais plus modestement pour décrire dans sa réalité la sexualité féminine. Beaucoup de femmes m'ont dit par la suite s'y être reconnues.»

Récit froid

Un récit froid et partiellement énigmatique: qu'est-ce qui l'avait poussée à avoir ce comportement, sinon anormal, du moins minoritaire ou marginal? «Ce comportement n'est pas si minoritaire qu'on le dit, répond-elle aujourd'hui avec une pincée de mauvaise foi. Pourquoi je l'ai choisi? En partie parce que j'ai eu 20 ans en mai 68, que cela a commencé dans les années 70 et que j'évoluais dans un milieu artistique très libre. Paradoxalement, j'étais d'autant plus ouverte au libertinage que j'ai toujours vécu en couple - depuis très longtemps avec Jacques, et que je vivais avec un homme qui, au plan affectif me satisfaisait pleinement.»

Mais les deux livres qu'elle a écrits sont-ils vraiment des livres d'explication, ou simplement des illustrations d'un «cas particulier», qui à la fin garde son mystère?

«L'échangisme, je crois que j'aimais ça, tout simplement. Il peut y avoir une jouissance narcissique pour la femme à être seule au milieu d'un groupe d'hommes, et de se sentir désirable et désirée par eux. Ou d'être traitée en objet, de renoncer à toute responsabilité de soi. L'abandon de soi est très jouissif. Mais vous savez, on peut très bien avoir une vie professionnelle performante et, par ailleurs, pratiquer cette liberté sexuelle. J'ai des amies qui sont des femmes de pouvoir et qui trouvent le plaisir sexuel dans la soumission et le sado-maso. Il est possible que, dans mon cas, j'aie eu les plus grandes jouissances avec des hommes que je méprisais. Ce doit être... (elle sourit) mon côté pervers.»

Ayant décrit avec une froideur énigmatique dans Catherine M. sa vie de libertine - sans jamais en fournir la clef -, elle s'attaque maintenant à son envers: la jalousie. Autre mystère: «Après un moment, la jalousie se transforme en énergie sexuelle. C'est une douleur, dit-elle, mais on l'entretient parce qu'elle entretient le désir.»

Tous ces mystères ne seront pas résolus cette fois encore: Catherine Millet les cultive en faisant mine de les percer. Et pour achever de brouiller les pistes, celle qui est devenue une notable de la vie artistique parisienne au milieu de la vingtaine précise: «Je n'avais jamais été féministe ou attirée par les groupes de ce genre. Je le suis devenue avec La vie sexuelle de Catherine M., qui contenait de fortes revendications à la liberté sexuelle pour les femmes. Disons que je suis une féministe... pro-sexe...»

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Jour de souffrance

Éditions Flammarion, Paris, 2008, 265 pages.