Les aventures d'Aurélie Laflamme ont connu un tel succès qu'elles auraient pu continuer aussi longtemps que les aventures de Bob Morane. Mais son auteure India Desjardins en a décidé autrement. Avec la parution cette semaine du huitième et dernier tome de la série, Les pieds sur terre, India dit adieu à son Aurélie adorée, mais aussi, un peu, à son adolescence.

La première chose qu'India Desjardins m'annonce dans le café du Plateau, où elle m'a donné rendez-vous, c'est qu'elle est nerveuse. La nervosité, prélude à la névrose, est un mot qui revient souvent dans sa bouche. Elle lance un regard oblique à son nouveau livre, posé sur la table entre nous. Le bouquin de 503 pages, à la couverture rose bonbon, boucle la boucle et raconte la dernière année du secondaire d'Aurélie Laflamme qui se pose des questions existentielles sur l'amour, la mort, l'avenir... et ce qu'elle portera à son bal de fin d'études.

En apprenant que j'ai lu le livre au complet (comme tout journaliste qui se respecte devrait le faire), India pousse un petit cri d'incrédulité, dont les notes aiguës font des vagues sonores dans tout le café. Non! Vous n'avez pas fait ça!, s'écrie-t-elle d'un air coupable, mortifiée de m'avoir infligé un tel supplice. Je la rassure immédiatement en lui disant qu'il n'y a eu aucun supplice et que le sens de l'humour et de la répartie d'Aurélie m'ont complètement charmée. Je m'interroge tout de même sur la nature de sa réaction. Excès d'humilité? Syndrome de l'imposteur? Mauvaise estime de soi? Manque de confiance dans la capacité du monde adulte de comprendre sa démarche?

Il y a quelque chose de foncièrement déroutant dans la modestie de cette belle grande fille de 35 ans, auteure d'un des plus grands succès de librairie des dernières années. Et pas seulement au Québec, où elle a vendu 650 000 exemplaires des sept tomes de la série Aurélie Laflamme, mais aussi en France, où elle a écoulé plus de 25 000 exemplaires des trois premiers tomes et cartonné cet été sur le palmarès de la FNAC. J'en connais qui, à sa place, se pèteraient les bretelles en se mirant dans le miroir de leur vanité.

Mais India Desjardins, qui doit son joli prénom non pas à l'India Song de Marguerite Duras, mais à une guide touristique en Floride, n'est pas faite de ce bois-là. Pas la moindre trace d'arrogance chez elle. Que des doutes, des craintes et un brin de nervosité (et de névrose) tempérés par de puissantes doses d'autodérision.

Un plan

«Quand j'ai commencé à écrire le premier livre en 2005, j'avais un plan, une ligne dramatique et le projet d'écrire huit livres. J'espérais que ça marche, mais jamais je n'aurais osé rêver que ça marche à ce point-là. En même temps, si les premiers livres n'avaient pas eu de succès, je ne pense pas que j'aurais eu la force de continuer.»

L'aveu mérite qu'on s'y attarde. Pourquoi India Desjardins a-t-elle failli abandonner un projet qui lui tenait à coeur et qui lui permettait d'exprimer son ado intérieure, et d'en faire la dépositaire de la foule d'émotions contradictoires qui bouillonnaient en elle?

«J'ai fait beaucoup de sacrifices pour ces livres-là, répond-elle. Ma vingtaine y est passée. Pendant que les gens de mon âge sortaient, s'amusaient ou se casaient, faisaient des bébés et s'achetaient des maisons, moi, j'écrivais. Je vivais dans un appartement dégueu sans meubles, où je vis toujours d'ailleurs. J'avais pas d'auto et une télé à tubes. J'ai été au régime sec pendant cinq ans. J'avais juste de quoi vivre, mais ce n'était pas grave parce qu'écrire, c'était ma vie et ma raison d'être.»

Autant dire que si le succès n'avait pas frappé à sa porte, India Desjardins aurait été dans le pétrin. Elle venait de lâcher son job steady au Journal de Montréal et avait mis un frein à ses contrats de pige pour être plus libre d'écrire. Mais elle était entêtée et convaincue que les tribulations d'une ado normale qui ne se drogue pas, qui n'est pas dépressive, suicidaire, hypersexuée ni adepte du piercing ou de la mutilation sauraient rejoindre la majorité d'ados comme elle. Elle a vu juste.

«Je n'ai rien contre les livres qui parlent des choses plus sombres de l'adolescence. Mais ma démarche était autre. Je voulais dire aux ados que la vie est belle malgré les obstacles, les souffrances et les épreuves qu'ils peuvent traverser. Je voulais parler d'amour, mais pas de sexe. La tendance actuelle de parler à tout prix de sexe aux ados «m'énaaarve». Moi, je suis de la génération Watatatow, où tous les problèmes ont été abordés de front. J'avais envie d'aller ailleurs, plus dans l'émotion et dans l'humour d'une fille normale qui se voit comme une extra-terrestre, comme c'est le cas pour bien des ados.»

Nostalgie

Même si Les pieds sur terre m'a fait beaucoup rire, selon son auteure, le livre est moins drôle que les autres, et plus empreint de nostalgie et d'émotions à fleur de peau. «La nervosité que je vivais à l'idée de quitter ma zone de confort pour me lancer dans l'inconnu s'est répercutée dans ce que j'écrivais. En un sens, Aurélie et moi, on vivait un peu la même chose, elle avec la fin du secondaire, moi avec la fin d'une série de livres.»

Dans Les pieds sur terre, Aurélie Laflamme rêve de devenir journaliste et d'écrire pour un magazine pour ados. Pour elle, le journalisme est un univers magique et mystérieux. Pour India, c'est un monde connu et familier qu'elle a fréquenté enfant, grâce à sa mère Lise Giguère, qui a longtemps été journaliste au quotidien le Soleil de Québec. Le père d'Aurélie est mort quand elle était encore enfant. Celui d'India, expert en sinistres, est toujours vivant.

«Mes parents ont divorcé quand j'avais 11 ans et, à cet âge-là, quand ton père part, ça te marque. C'est tout ton univers qui est chamboulé.»

Dans Les pieds sur terre, Aurélie attend avec une certaine anxiété la venue d'une petite soeur qui aura 16 ans de moins qu'elle. India, elle, a aussi une petite soeur, la journaliste techno Gina Desjardins, mais elles n'ont que deux ans de différence. C'est à elle que le livre est dédié.

Il reste que, symboliquement, India a une autre petite soeur de 16 ans sa cadette: la comédienne Marianne Verville, qui a été choisie pour incarner Aurélie au grand écran. Depuis le tournage du film et malgré leur différence d'âge, les deux sont devenues les meilleures amies du monde. Dernièrement, elles sont d'ailleurs allées à Disney World ensemble, «à la recherche de leur princesse intérieure», comme le dit si bien India. «On s'est arrêtées pour manger au château de Cendrillon, raconte-t-elle. La serveuse, qui était habillée en princesse, m'a souhaité d'un jour trouver mon "ils vécurent heureux jusqu'à la fin des temps". Ça m'a touchée. Je suis rendue à un stade de ma vie où j'en ai assez du cynisme et de la dérision et où j'aime mieux voir les belles choses qui m'arrivent.»

En attendant de trouver sa princesse intérieure, India Desjardins prépare déjà le prochain chapitre de sa vie professionnelle. Elle planche sur un projet de BD avec les éditions Laffont, en France, qui l'ont jumelée à une illustratrice dont elle ne peut révéler le nom. La BD portera sur ses aventures de trentenaire célibataire. En même temps, elle écrit le scénario d'une comédie romantique adaptée de sa nouvelle parue dans le recueil Amour et libertinage. Il est aussi question d'un deuxième et dernier volet des aventures d'Aurélie Laflamme au grand écran, preuve qu'India Desjardins n'a pas encore complètement coupé le cordon avec son ado chérie même si elle y travaille très fort.