Fresque familiale, sociale, politique et anthropologique, le sixième roman de Monique LaRue visite le Québec actuel à la lumière de son passé et se penche sur l'état des relations humaines à l'ère de la mondialisation.

De la famille à la Cité, Monique LaRue explore dans L'oeil de Marquise le lien humain, profondément bouleversé depuis l'ouverture des frontières. Elle observe l'évolution du Québec depuis les années 60, qui s'est ouvert à la différence, à l'autre, à l'étranger, sans pour autant abolir les barrières naturelles existant parfois au sein même des familles.

Marquise vit entre deux frères ennemis : Louis, l'aîné, est grand, confiant et souverainiste affirmé; tandis que Doris, son cadet, petit de taille, vit dans l'ombre d'un père qui se méfie de lui et votera Non au second référendum sur la souveraineté du Québec. Chacun est l'antithèse de l'autre. «C'est le thème de l'altérité qui est exploré dans cette histoire de rivalité fraternelle. Même dans les liens les plus proches, dans l'oeuf biologique, il existe une frontière entre les frères.»

Monique LaRue s'inscrit avec ce roman dans la suite d'une longue tradition de récits bibliques, classiques et contemporains, sur les luttes fraternelles et rappelle, avec ce couple antinomique de frères aux positions politiques contraires, l'indécision québécoise, le fameux fifty-fifty du dernier référendum. «La question du double, de la division et de l'ambivalence idéologique du Québec a été souvent traitée, dans Les têtes à Papineau, entre autres. Pour moi, c'est un fait et pas forcément un défaut.»

Formidable laboratoire de l'expérience humaine, L'oeil de Marquise embrasse l'histoire du Québec à travers ses révolutions successives. Marquise a connu la fièvre nationaliste des années 60, vécue en Europe avec un Belge excentrique frayant avec le marxisme, découvert l'autre solitude en se mariant avec un Juif montréalais. Son frère, Doris, marie une Mexicaine avec qui il part au Japon pour aider un ami à se faire accepter par sa belle-famille nippone.

La tour de Babel semble à la portée de ces personnages parachutés dans un monde décloisonné, mais le croisement des cultures provoque aussi de véritables casse-tête. Il est question d'une exposition de «non-murs», signe d'une nouvelle ère de la «défiguration», du «non-portrait». Sonnerait-on le glas des frontières?

«S'il y a des humains, il y a des territoires. C'est la politique. Je ne pense pas que les frontières vont disparaître, mais l'être humain en rêve et elles se déplacent. À notre époque, on peut faire des murs qui ne séparent pas, mais il y a beaucoup d'ironie et d'utopie là-dedans. On ne peut pas nier toutes les avancées technologiques qui influencent nos vies, comme la traduction automatique et l'intelligence artificielle, mais il n'y aura jamais de correspondance parfaite entre les langues.»

Le posthumanisme

«L'Homme est un animal historique», écrit la romancière, fascinée par l'humanité redéfinie au fil des nouvelles réalités. «La vie a radicalement changé et c'est normal. C'est parce que la vie n'est pas la même d'une génération à l'autre qu'on écrit des romans.» Pourtant, les rapports humains se cimentent et se fragmentent avec les mêmes lois mystérieuses de l'amour, de la confiance et de la méfiance.

«Est-il possible d'aimer quelqu'un parce qu'il appartient à un groupe différent du nôtre», écrit la romancière qui évoque la loi de l'exogamie, qui pousse l'Homme à sortir de son clan depuis la nuit des temps, mais prend une nouvelle mesure avec la mondialisation. «On est dans une ère posthumaine. On est greffé à des machines. Nos liens humains changent. L'humanisme, qui existe encore, selon moi se redéfinit. Je crois qu'on vit une sorte de Renaissance. Les ordinateurs, c'est un peu l'équivalent de l'imprimerie qui fait que l'homme se voit autrement.»

L'oeil de Marquise apporte une pierre à un édifice romanesque solide, témoin de son temps. Ici, elle ose le roman politique et pense que «si les écrivains n'en parlent pas, ils ne jouent tout simplement pas leur rôle». De plus, elle croit qu' «il faut écrire des romans exactement du temps présent». Mission accomplie, pourrait-on dire, car L'oeil de Marquise radiographie avec lucidité la géographie humaine du nouveau millénaire.

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L'Oeil de Marquise. Monique LaRue. Boréal, 381 pages, 28,50 $