Les personnages de très anciennes enfances reviennent à peine différents, puisés dans la mémoire de l'écrivain, presque vivants encore et qui savent même aujourd'hui, dans un univers où tout paraît découvert déjà, dire les mystères premiers de la connaissance, ceux qui nimbent les êtres et ceux qui refont en langue vernaculaire la genèse du monde. Le pays natal se fait pays global, même si tout petit il reste coincé entre fleuve et Appalaches, ruban de villages que la modernité a en partie épargnés. Aux fins du roman, il se situe entre L'Islet et Rivière-Ouelle, plus ou moins, et il n'a jamais connu de grands drames, sauf évidemment les oeuvres de l'incendiaire George Scott ou mes amours malaisées avec la belle Claudette.

Qu'à cela ne tienne, une fille du pays va en remettre, avec une prolixité qui semble être l'urgent effet d'un trop long silence. Monique Miville-Deschênes a convoqué à la fois une quinzaine de squelettes d'enfants, un quêteux qui peut dialoguer avec Dieu en personne, Marita l'institutrice qui à 27 ans ne sait pas quoi faire de son corps, un ichtyologue étudiant originaire d'Haïti qui le lui apprendra, des frères ennemis qui se tolèrent assez bien, un jeune poète homosexuel et aussi un plus menu fretin, du médecin-député bienfaiteur du peuple, intégralement corrompu, jusqu'au pompiste et autres ivrognes anodins.

 

En voilà assez pour un roman de plus de 500 pages, dont il serait utile de retrancher les longues tirades sur toutes choses, patriotisme chancelant, surconsommation, guerres et autres malheurs. Mme Miville-Deschênes prête à ses personnages ces prônes et sermons dont ils n'ont que faire, pour ce qu'on sait d'eux, discours éculés dont sont capables, sans se forcer, les râleurs comme vous et moi. Le reproche est mineur, si on songe à la façon dont les temps du verbe sont mis à l'épreuve, présent, imparfait, passés simple et défini alternant, on ne sait trop pourquoi ni comment, ce qui a pour seule utilité de tenir les lecteurs en alerte.

Il ne faut pas chicaner trop sur si peu, puisque Chavire est une assez belle réussite, surtout si l'enjeu consistait à exposer en diachronie le chavirement d'une époque dont il ne faut pas tout regretter, et l'arrivée d'une nouvelle qui n'a pas que de mauvais côtés. La tolérance, par exemple, belle vertu confucéenne, s'amène prudemment dans le village de Chavire, à la faveur d'une meilleure connaissance de l'ailleurs, grâce aussi à la volonté affirmée des plus lucides. Le glissement des valeurs est très justement inscrit dans la trame narrative et dans les faits et gestes des protagonistes. Il est l'épine dorsale de ce vaste et solide roman populaire.

CHAVIRE

Monique Miville-Deschênes Éditions Trois-Pistoles, 552 pages, 34,95$

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