Quand la littérature n'invente pas des bonheurs inaccessibles, elle peut encore évoquer des bonheurs bien réels. Il suffit de s'isoler un peu, de s'installer à son petit pupitre blanc, puis de débusquer dans le maelström des jours passés - oui, trop vite, je sais - ces moments du quotidien qui confortaient les occupants de la maison dans leur plaisir d'être. Dans la besace de Stéphanie Kaufmann, ces instants parfaits n'attendaient qu'à revivre, sous la plume d'une maman qui n'a pas transformé le monde, mais qui, même si elle ne le dit pas, a fait la joie de ses trois filles, celle de son mari sans doute, dont il est peu question, de son père enfin, à qui elle voue un culte émouvant.

Ce père venait d'ailleurs, de loin, d'une Suisse dont les espaces contraints empêchaient son regard, qu'il avait vaste, d'atteindre les quatre horizons. «On pourrait conclure qu'il trouvait son bonheur dans la combinaison de deux postures antithétiques: accueillir en seigneur et travailler en vassal.» L'hommage est senti, comme le sera celui des adieux. Ce père n'est pas mort pour rien, qui a laissé à sa fille la clé qui permet d'investir la beauté de choses. Il a bâti maisons, et il ne s'agit pas que de mètres carrés, mais de coins et de recoins qui imposent des trajectoires surprenantes, de matériaux dont la beauté simple préfigure une éternité au moins provisoire. Dire qu'un athée est capable de tout ça!

 

Personne n'en voudrait à Stéphanie Kaufmann de pousser un peu plus loin la confidence. C'est en amie, en vieille amie, qu'elle s'adresse au lecteur, avec toute la confiance que sa nature lui suggère. Et pourtant, la pudeur et la discrétion veillent. N'attendez pas le détail croustillant, il ne viendra pas. Ou alors, il sera bien caché dans un coin du verger, dans le chant de la rivière, dans l'exacte pertinence des climats que l'écrivain dessine comme autant de miniatures qu'il faut approcher délicatement pour en deviner la puissance mâtinée de finesse. Ce détail mordant, inventons-le nous-mêmes.

Et si l'écrivain était soudainement privée de la variété et de la quantité de vocabulaire qu'elle utilise avec une aisance qui ferait envie à bien d'autres? L'art tient à cela aussi, une connaissance de la langue dans tous ses états. Si on est à un instant paralysé dans sa lecture, ce n'est pas par les quelques mots rares - souci de précision - qui apparaissent ici et là, mais par une sorte de surécriture dans laquelle la clarté du discours se dissout. Ce petit hiatus ne survient que deux ou trois fois dans les quelque 75 textes que réunit le recueil. Il faudrait plus que ces points d'orgue pour perdre vraiment de vue les heures de la maison du bonheur et ne pas se lasser de contempler, tantôt avec nostalgie, tantôt avec espoir, le temps qui fut et celui qu'il nous reste.

Ici et là

Stéphanie Kaufmann L'Instant même, 112 pages, 18$ ****