Avec Les filles tombées, l'auteure et historienne Micheline Lachance reconstitue le sombre quotidien des filles-mères québécoises au XIXe siècle.

Le sujet aura hanté longtemps Micheline Lachance avant qu'elle se décide enfin à l'exploiter par le truchement d'un roman historique. C'est que l'auteure, qui a longtemps hésité entre le journalisme et le travail social, garde un souvenir brûlant d'un passage à l'hôpital de la Miséricorde, anciennement appelé la maternité Sainte-Pélagie.

 

«J'avais été embauchée pour m'occuper d'un nourrisson destiné à être placé dans ce que l'on appelle aujourd'hui une famille d'accueil, explique-t-elle. C'était une époque qui blâmait encore sévèrement les jeunes femmes enceintes célibataires, ces femmes que l'on disait tombées (dans le péché). Sur le seuil de la Miséricorde, avec l'enfant dans les bras, je me suis étrangement identifiée à la mère, qui venait d'accoucher dans le déshonneur. J'ai ressenti un grand malaise qui m'a profondément marquée.»

En tant que journaliste, Micheline Lachance a d'ailleurs souvent privilégié les reportages sur la question. «Il est bouleversant de se rendre compte que, pour avoir une vie décente, au milieu du XIXe siècle, ces mères devaient abandonner leur enfant. C'est déjà une tragédie. Or, il fallait y ajouter toute l'humiliation qui en découlait. C'est un sujet qui m'a véritablement obsédée.»

Une obsession qui aura d'ailleurs poussé l'auteure à en faire le sujet d'un mémoire. «Après l'écriture du Roman de Julie Papineau et de Lady Cartier, j'ai effectivement ressenti le besoin de me remettre en question, relate l'auteure. Elle est donc retournée à l'université afin de terminer une maîtrise en histoire. «Le roman historique était devenu populaire, et la critique s'est mise à tenir pour suspecte ce qu'on appelle la biographie romancée, écrite par des auteurs qui ne sont pas des historiens diplômés. Je voulais vérifier mes connaissances historiques, mais aussi m'assurer que j'utilisais bien mes sources et que mes interprétations étaient rigoureuses.»

Du réel à la fiction

Dans la montagne de documentation qu'elle a amassée sur le sujet, Micheline Lachance s'est rapidement rendu compte que les données concrètes sur les filles-mères de l'époque manquaient cruellement. «Il était probablement trop honteux de tenir des registres détaillés, explique-t-elle. De plus, ces filles étaient souvent analphabètes, elles n'ont donc pas laissé d'écrits. Tout ce que j'ai pu découvrir sur elles, c'est un répertoire dans lequel on trouve uniquement les noms, les âges et les lieux de naissance de ces milliers de filles qui ont accouché à Sainte-Pélagie.»

«Je me suis alors libérée du corset que j'avais pendant l'écriture du Roman de Julie Papineau, poursuit Micheline Lachance. La documentation autour des Papineau était tellement volumineuse que je m'accrochais à tous les morceaux. Ici, je pouvais donner vie à quatre types de filles que j'avais croisées dans les archives.»

Sont alors nées, sous la plume de l'auteure, Mary l'Irlandaise, Camille la bourgeoise, Noémie la petite bonne, et Elvire la prostituée, quatre personnages qui croisent, par la magie du roman, la fondatrice de Sainte-Pélagie, Rosalie Jetté, et ses soeurs de la Miséricorde. «On a souvent fait mauvaise presse aux religieuses, dit l'auteure. Pourtant, au fil de mes recherches, j'ai découvert des femmes généreuses, dévouées et qui, disons-le, faisaient aussi pitié que les pauvres filles dont elles s'occupaient. Elles étaient souvent là parce que c'était le seul endroit où on pouvait les accueillir. Ce n'était pas comme les dames de la congrégation, qui, elles, avaient de l'instruction et étaient enseignantes. Les soeurs de la Miséricorde, c'était de grands coeurs.»

La grande Rosalie

La cruauté du destin de Rosalie Jetté a également frappé l'auteure. «Le mépris que nourrissaient les hommes envers les femmes à cette époque ressortait beaucoup dans la documentation, souligne-t-elle. Le témoignage des pionnières est d'ailleurs très émouvant et m'a aidée à reconstituer fidèlement le quotidien à Sainte-Pélagie. Le déshonneur dont je parle dans le roman est documenté. Les filles que Rosalie Jetté abritait essuyaient fréquemment de réels crachats des passants. La propre famille de la fondatrice a d'ailleurs tenté, par tous les moyens, de la retirer de ce milieu en disant qu'elle salissait leur nom en faisant ce travail de bienfaisance.»

L'auteure déplore d'ailleurs que Rosalie Jetté ne soit pas connue au même titre que Marguerite Bourgeoys ou Jeanne Mance. Si le récit s'articule principalement autour de l'enfant d'une des quatre filles «tombées», la fondatrice de la maternité plane sur le récit. «L'histoire ne lui a pas donné la place qui lui revient, affirme Micheline Lachance. Encore aujourd'hui, tout le monde connaît une femme, une mère, une grand-mère qui est née ou qui a accouché à la Miséricorde, mais personne ne connaît sa fondatrice, qui était, ma foi, toute une femme d'avant-garde.»

Les filles tombées

Micheline Lachance

Québec Amérique, 438 pages, 27,95$