La jeune Camille Fortin ouvre les portes de l'univers méconnu des prostituées dans Bordel, un livre autobiographique qui démythifie les maisons closes modernes.

Elle ressemble à votre fille. Ou à votre jeune soeur. Jamais vous ne vous douteriez de l'expérience que trimballe la jeune femme posée, attablée devant moi. Pourtant, Camille Fortin (nom fictif) s'est prostituée durant près de cinq ans sans que personne ne s'en doute avant de renoncer à cette drôle de vie secrète où l'argent coule à flot, où l'adrénaline circule mais où l'estime en prend pour son rhume.

 

« J'ai toujours écrit. J'ai eu toute mon enfance des cahiers remplis de récits, de poèmes, explique calmement Camille devant un jus d'orange. Quand j'ai commencé à écrire un journal, le journal de Camille, j'ai vu que parallèlement, je ressentais aussi le besoin d'écrire le journal de Naomie. Ça m'apparaissait intéressant. Le livre s'est ainsi construit en deux parties qui se répondent.»

Naomie, c'est la deuxième peau qu'a enfilée Camille comme un voile de protection pendant ses quelques années passées au bordel. « La prostitution, c'est de la grosse comédie, tout le monde y endosse un personnage. Or, il y a parfois des fuites involontaires. Alors que je travaillais, je refusais systématiquement les clients qui auraient pu faire craquer Camille sous le maquillage, mais c'est arrivé quand même. Il suffisait qu'un client me demande gentiment pourquoi je faisais ce métier pour que Camille reprenne toute la place et que je m'effondre. «

Le récit de Camille Fortin fait voler en éclats nombreux stéréotypes dont celui de la prostituée toxicomane et ravagée par un style de vie malsain. « En tant qu'escorte, tu peux faire près de 1000$ dans ta soirée. C'est beaucoup d'argent. Et c'est ce qui t'attire au départ dans ce job. Mais la majorité des filles ne sont pas droguées. Il n'y a pas beaucoup d'écrits qui traitent le sujet sous cet angle. On dirait que la voix d'une prostituée normale et en bonne santé mentale n'existe pas. Pourtant, plus de la moitié des filles qui font ce métier sont comme moi. Des filles normales qui disent à leur entourage qu'elles font autre chose dans la vie. Peut-être qu'en lisant mon livre, certains se demanderont si des membres de leur famille ou de leur entourage pourraient aussi être prisonniers de cette vie-là en cachette. «

Accro à l'adrénaline

Contrairement à ce que l'on pourrait penser, les filles qui travaillent dans les maisons closes ne sont souvent pas prisonnières d'un souteneur. « Bien sûr, ça existe, concède Camille. Mais c'est aussi un mythe. Ce qui nous retient, c'est souvent l'aspect social, comme c'est le cas pour une serveuse qui est constamment entourée, qui peut boire, qui rencontre des gens tous les soirs, qui est dans l'action. La serveuse pourrait faire le même salaire à travailler dans un bureau, mais elle choisit le bar parce qu'elle a peur de s'ennuyer. «

« Dans un bordel, les gens avec qui tu travailles connaissent tes plus bas instincts et ils t'acceptent comme tu es, poursuit-elle. L'intimité s'installe très rapidement dans ce métier et les conversations sont par le fait même très franches. Et puis, tous les jours tu te fais choisir, tu te fais dire que tu es belle, intelligente, que tu as le potentiel pour être ailleurs... Rester, c'est finalement choisir d'être le meilleur des pas bons par peur d'être le nul parmi les meilleurs. «

Viol et autres tabous

L'auteure aborde également dans son récit le tabou du viol chez les prostituées. « Au départ il faut se rappeler qu'aucune prostituée n'a envie d'avoir une relation sexuelle, rappelle-t-elle. Elle consent, c'est tout. Elle n'a aucun plaisir. Mais il y a les méchants loups. Ceux qui veulent blesser, faire mal. Encore ici, ce n'est pas un viol comme dans les films. Tu fermes les yeux et tu attends que la douleur arrête. On ne peut évidemment pas appeler la police après. Pourtant, ce genre de chose, ça arrive chaque semaine. «

« Bien sûr, il faut être solide pour exercer ce métier, mais on trouve tous des trucs, ajoute-t-elle. Moi, j'ai toujours cru que je ne pourrais jamais travailler dans un abattoir. Il faudrait m'y faire entrer de force. Pourtant, après quelques semaines, je me serais créé des barrières et je me serais habituée. On s'habitue à tout. «

Sortie du milieu interlope depuis quelques mois, la jeune femme doit maintenant apprendre à gérer la nouvelle vie qui s'étale devant elle. « Je ne retrouverai pas l'insouciance d'avant, lance-t-elle. Les relations avec les hommes sont compliquées. Parler de mon passé ruine automatiquement mon couple, mais le taire me donne l'impression de ne pas me livrer totalement. C'est complexe. Aussi, il est arrivé ce que je craignais : je me suis ennuyée du bordel. Je m'en suis d'ailleurs davantage voulu de m'être ennuyée que d'avoir été capable d'y travailler. C'était encore plus humiliant. Mais voilà. Je n'ai plus de personnage derrière lequel me cacher lorsque j'ai peur, maintenant. «

EXTRAITS

Extraits des pages 13 à 18:

J'éteins la sonnerie de mon cellulaire et range celui-ci dans le haut d'une de mes bottes de latex, qui me montent jusqu'à la mi-cuisse. J'empoigne mon sac à main, qui renferme tout ce dont j'aurai besoin pour travailler, et je monte l'escalier vers les chambres et le salon principal, là où des dizaines de clients chaque soir posent le pied, le corps. Je salue tout le monde, prends une serviette propre dans la pile qui menace de s'écrouler sur le comptoir principal du grand salon et me dirige vers ma chambre préférée pour y déposer mes articles personnels. La deux. Toujours la chambre numéro deux. Puisque je monte habituellement quelques minutes avant le début de mon quart de travail, je pourrais prendre n'importe quelle chambre, encore presque toutes inoccupées à cette heure. Je ne sais pas pourquoi je choisis toujours celle-là. C'est la première chambre où je me suis vendue au Bordel, le premier lit sur lequel j'ai étendu les serviettes, les premiers murs qui m'ont entendue demander l'argent avant de poser mon sac à main près du lit et de dégrafer mon soutien-gorge. Maintenant, même si les autres se pointent le bout du nez dans le grand salon avant moi, elle me laissent systématiquement prendre la deux, tout comme je cède à Alexia la trois, à Tiffany la quatre et à Kiki la cinq. Chacune pose ses effets dans sa chambre, comme si elle leur appartenait, comme si on avait réussi à apprivoiser une partie du Bordel, comme si, à l'intérieur de cette chambre-là, on en arrivait à apprécier ne serait-ce qu'un peu notre foutu boulot. Après avoir changé les draps puis noyé l'air de parfum, je me dirige vers le grand salon, où je m'installe entre deux filles, dans l'un des canapés de velours rouge qui y trône.

Extraits des pages 113 à 116:

Vous allez me dire que non, il ne peut pas s'agir d'un viol si elle entre elle-même dans la chambre, si elle place les serviettes propres sur le lit et prend l'argent qu'on lui tend avant de se déshabiller et de prendre un préservatif. Eh bien, vous avez tort. Je me suis fait violer des dizaines de fois. Pas sous la menace, pas sous une pluie de coups de poings sur la gueule. Le gars me dit de m'étendre sur le lit et juste à son ton, juste à entendre le son de sa voix, il y a tout mon corps qui se fige, il y a tout mon sang qui se glace. Il ne s'agit pas d'une invitation mais bien d'un ordre. Je m'exécute parce que le gars m'a payée, que, jusqu'à preuve du contraire, personne n'est coupable de quoi que se soit, et que l'intuition n'est jamais une excuse valable au Bordel pour sortir d'une chambre ou refuser un client. Je m'étends parce que c'est mon putain de boulot de m'étendre là où on me le demande, lorsqu'on me le demande.

Bordel

Camille Fortin

Éditions Voix parallèles. 24,95$