La traversée est éprouvante et sa récompense, lacunaire. Alain Farah a le mérite de ne pas récrire un roman qui existe en mille versions, sous autant de signatures. Les formes narratives connues, pas nécessairement vaines, très peu pour lui. Il fonce dans la fiction en s'y inscrivant lui-même, et aussi la chronique du temps qui passe, sans se soucier qu'on le suive ou non. Le lecteur de bonne volonté doit donc attacher les fils qui pendent partout et, dans un brouillard rarement dissipé, essayer de deviner où l'auteur veut l'emmener, s'il le sait.

M. Farah, titulaire d'un doctorat en littérature et chargé de cours à l'Université du Québec à Montréal, a fait paraître en 2004 Quelque chose se détache du port, un livre de poésie. Matamore no 29 est un roman, selon l'éditeur, ce qui n'engage à rien. Il s'agit de prose certainement et les références au réel ne manquent pas, mais qui se délitent dans des métaphores cryptées. Si le discours semble léger, de forme et de fond, la gravité affleure, quand par exemple une maladie innommable, surnommée LE-SOMBRE, vient rappeler au narrateur architecte sa fragilité au moins physique. Plus transparentes sont les allusions à la politique et à la société, américaines surtout et québécoises aussi, encore que leur rôle dans l'économie de l'oeuvre demeure ambigu.

 

La démarche de l'auteur, férocement ludique, est tantôt inspirée de la pataphysique, pour ce qu'elle offre de clés imaginaires à des mystères qui le sont autant, tantôt de la bande dessinée, ponctuée d'onomatopées, tantôt encore de la critique universitaire dans sa variante confuse (avec un brin d'autodérision), quand par exemple M. Farah ferraille avec l'oeuvre maîtresse de James Joyce, sans y inscrire la moindre égratignure. Pour cet exercice littéraire qui tient de la déconstruction sans contrainte, les figures de style, dont la paronomase, font un impressionnant défilé, avec un effet qui réjouit ou qui lasse, selon qu'on apprécie ou subit les nombreuses scories qui en résultent.

«Écrivain expérimental»? demande avec pertinence une interlocutrice du narrateur. Elle n'obtient qu'une esquive. «Comment décrieriez-vous (sic!) votre technique?» demande la même ou une autre. «Eh bien, mademoiselle, je concentre mes idées avec beaucoup de pression et je les éjecte à très grande distance. Je comprime mon vécu pour disséminer dans chaque phrase la force d'une vie.» Excusez du peu, dont résulte au moins une figure singulière l'OEuf (et donc la poule), Zéro et Love -, très tennistique et fort réjouissante, à trois dimensions et qui mérite bien autant d'étoiles.

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MATAMORE No 29. MOEURS DE PROVINCE

Alain Farah

Le Quartanier, 223 pages