L'écrivain et éditeur Rodney Saint-Éloi, fondateur des éditions Mémoire d'encrier, publie un texte dans le recueil 11 brefs essais contre le racisme - Pour une lutte systémique (Somme toute). Il y est question de l'importance de la culture comme outil de libération, pour surmonter les oppressions. Discussion avec un humaniste.

On se rencontre alors que commence le Mois de l'histoire des Noirs. Est-ce que ce mois est nécessaire, selon vous?

C'est malheureusement nécessaire, pour témoigner de cette altérité. Pour dire qu'il y a des Noirs qui existent dans la ville et qu'ils font partie de la ville. C'est une affirmation de l'existence. C'est le signe d'une ostracisation, de l'exclusion, du racisme. On ne devrait pas se voir pour le Mois de l'histoire des Noirs. On devrait se voir pour l'année! Vous avez vu le mois que l'on a donné aux Noirs ? (Rires)

Celui dont personne ne veut! (Rires)

C'est le mois le plus difficile. J'aurais préféré que les Noirs aient l'année pour circuler un peu partout dans les médias. Et qu'ils puissent être regardés et considérés comme des êtres humains.

Depuis que vous êtes arrivé au début des années 2000, vous avez vu les choses changer et évoluer?

La situation a beaucoup évolué depuis que j'ai étudié ici, à l'Université Laval. Chez Mémoire d'encrier, on a récemment publié NoirEs sous surveillance, qui se retrouve finaliste aux Prix des libraires. C'est extraordinaire. Les choses évoluent. Je ne sais pas si les libraires pourront donner à un Noir un prix. Je ne sais pas s'ils peuvent donner à un Amérindien ou une Amérindienne un prix. Ce n'est pas encore fait.

Il y a encore du chemin à parcourir...

On me demande parfois s'il y a du racisme. Bien sûr que le racisme est présent dans la société. Il est présent partout. Il y a des combats qu'il faut mener. Il y a un manque de connaissance de la condition noire. La condition noire, c'est une condition humaine. La littérature est un lieu de grande complexité. Si on se parle de littérature, on se parle de nos humanités. Vous ne pouvez pas nier mon humanité. C'est Marc qui parle à Rodney. Il y a une citoyenneté agissante. Si vous lisez un auteur sénégalais, vous reconnaissez d'emblée le Sénégal. De la même manière, si vous lisez un auteur amérindien, comme Joséphine Bacon ou Natasha Kanapé Fontaine, vous voyez son humanité. Vous ne pouvez plus les mettre dans des réserves, même si les politiciens le font. Dans votre imaginaire, la littérature les a libérées.

C'était dans la mission initiale de Mémoire d'encrier que ces voix, notamment autochtones, aient la possibilité d'être entendues? Ce n'est pas un hasard que Natasha Kanapé Fontaine, Naomi Fontaine et Joséphine Bacon se retrouvent chez vous...

Je suis haïtien. Le mot Haïti veut dire «terre haute». Je suis naturellement un guerrier qui combat le racisme. Ce qui est humain, ce n'est pas la couleur de notre peau, c'est notre sens de l'intelligence humaine, c'est notre capacité à être ensemble. Je l'ai toujours su, parce que je suis de l'autre côté de l'histoire. Je ne suis pas le douanier qui permet d'entrer, je ne suis pas dans la position de ceux qui peuvent juger ou détruire. Je suis toujours en train de me défendre en disant que l'être humain est plus grand que les cases que l'on lui réserve. Ce qui m'intéresse, et comme écrivain et comme éditeur, c'est la question de la mémoire. Qui écrira l'histoire de ces peuples dépossédés? La première dépossession, la plus grave, ce n'est pas quand on a volé les terres. C'est quand on a volé l'âme des gens, leur esprit. Le génocide le plus complet, c'est quand on tue les symboles et les signes qui font que les gens existent. Et les gens existent parce qu'ils témoignent de l'humanité, qu'ils écrivent leurs histoires. Est-ce qu'on peut faire l'économie de la culture autochtone au Canada? Si un peuple est grand, il faut qu'il puisse être en lien avec d'autres imaginaires.

On a longtemps nié ces autres imaginaires...

Ce que j'ai trouvé en arrivant ici, c'est d'abord une littérature québécoise autocentrée. Ce qui est peut-être normal. Dans le même pays, il y a des points de vue qui ne se recoupent pas. Quand Joséphine Bacon dit «Je vois l'horizon», quand Paul Chamberland parle de l'horizon, ce n'est pas le même horizon! (Rires) Nicole Brossard dit: «Il faut beaucoup de phrases pour exister.» Il faut beaucoup d'histoires pour exister.

Vous notez dans votre texte du recueil sur le racisme systémique ce que Joséphine Bacon dit: «Je me suis faite belle..

«Je me suis faite belle pour qu'on remarque la moelle de mes os, survivante d'un récit qu'on ne raconte pas.» Ce poème de Joséphine, que je cite souvent, me rappelle pourquoi je publie des livres. Je vais vers ces histoires qui n'ont jamais été racontées. Je crois profondément qu'il y a une injustice à réparer. L'histoire de demain du Canada dépend directement de ces histoires-là, qui n'ont jamais été racontées. Il y a un bris d'histoire. On a brisé des êtres humains. Il y a une possibilité de vivre notre propre totalité. En tant que Québécois, on vit morcelé, amputé de notre propre histoire, si on ne connaît pas ces histoires. Elles ne sont pas belles, ces histoires, mais il faut les connaître...

Il y a des gens qui ne veulent pas les entendre. Des gens de la majorité, des commentateurs, des intellectuels, qui nient ces réalités et ne veulent pas entendre cette souffrance. Comment réagit-on à ça?

Quand on parle de racisme, on parle d'abord d'invisibilité. Il y a des angles morts. Il y a une manière de raconter l'histoire du Québec qui exclut les Amérindiens. Le Québec ne peut pas dire qu'il a fait une révolution tranquille alors qu'il a construit des pensionnats et des réserves.

Pour «tuer l'Indien dans l'enfant»...

Pour tuer les Sauvages! On ne peut pas dire ça au monde. Alors il y a des choses qui sont restées dans le placard. Les gens disent «notre territoire». C'est un point de vue colonial. Qu'est-ce qu'un Québécois? Comment la question identitaire est-elle posée? Est-elle posée en termes civilisationnels? Est-ce qu'on m'accueille, comme Québécois, comme être humain qui participe à la société? Ou est-ce qu'on m'accueille comme un nègre qui s'inscrit ici dans un cadre multiculturaliste ou cosmopolite? Toutes les cases réduisent. Alors qu'il faut libérer l'être humain en nous. La cartographie québécoise a été établie dans une perspective coloniale, c'est-à-dire de conquête, de spoliation et de dépossession. Montréal, terre non cédée, a fêté ses 375 ans en grande pompe. Est-ce qu'on a demandé à un Amérindien quel était l'âge de Montréal?

C'est une vision de l'histoire très étriquée, qui se perpétue aujourd'hui dans ce refus de certains, de la majorité blanche, de reconnaître leurs privilèges. Certains refusent l'expression même du «racisme systémique» alors qu'il se vérifie de toutes sortes de manières, dans les iniquités dans l'accès à l'embauche ou au logement, par exemple. Comment l'expliquer?

Il y a un confort dans l'illusion que l'on est des êtres doux, tranquilles...

Qui n'ont rien à se reprocher.

Oui. Il y a là quelque chose de très chrétien. On ne peut pas faire de mal, puisqu'on fait le bien.

Certains aiment rappeler ces jours-ci que les Québécois sont un peuple de porteurs d'eau, qui ont subi les exactions des Anglais. Nous, on a souffert, donc on ne veut pas que votre souffrance atténue la nôtre, en quelque sorte...

Ce n'est pas une question de comparer les souffrances. Il y a eu quelque part bris d'humanité, que ce soit pour le Québécois, pour l'Haïtien, pour l'Amérindien. Il faut raconter les histoires de manière égale. Il est clair qu'ici, l'histoire a été instrumentalisée dans un sens : nous sommes le peuple né pour un petit pain, petit cousin des Français, qui souffre à cause des maudits Anglais, etc. Si on change la perspective, et qu'on arrive à une relation d'égalité, on peut reconnaître ce que l'on a fait subir aux Premières Nations, aux Métis, aux Inuits. Si on ne raconte pas cette histoire, si on n'explique pas comment on va la réparer, on ne pourra jamais en sortir.

C'est une fausse perception de croire que la victime ne peut pas aussi être bourreau. L'histoire de l'humanité nous en fait la preuve.

Absolument.

Est-ce que l'on se complaît au Québec dans une posture de victime, pour s'empêcher de voir la vérité?

Il faut écrire l'histoire telle qu'elle est, pour revenir à une histoire apaisée. Il y a «nous» et «les autres», dans la même société. Le Mois de l'histoire des Noirs, il faut lutter pour que dans quelques années, ça n'existe plus.

Quelques années ou quelques décennies?

Pour moi, je dirais demain ! Pour que les Noirs vivent dans cette société comme des êtres humains qui sont non pas tolérés, mais simplement acceptés, comme des frères et des soeurs.