Madeleine Thien a remporté les deux prix littéraires les plus importants au Canada, le Giller et le Gouverneur général, l'an dernier pour Nous qui n'étions rien, roman autant intime qu'épique, sensible et brillant, qui suit le destin de quelques dizaines de personnages, musiciens pour la plupart, des années 30 à aujourd'hui en Chine. Tant dans le fond que dans la forme, il s'agit d'un livre comme il s'en écrit fort peu en une décennie.

La Chine. Une superpuissance construite à même une série de révolutions, depuis les années 30 et Mao Zedong, qui ont une chose en commun : le pouvoir autocratique. Madeleine Thien a travaillé cinq ans sur son roman «chinois», Nous qui n'étions rien, primé deux fois et publié en français, dans une traduction de Catherine Leroux.

Aujourd'hui, sous des apparences de stabilité et de rationalité, le pouvoir chinois limite toujours la liberté d'expression et l'opposition politique. Madeleine Thien n'est pas très optimiste quant à l'avenir.

«La Chine devient de plus en plus une dictature, à mes yeux, en raison de la centralisation du pouvoir. [...] Sa consolidation ajoute à l'effondrement du pouvoir ailleurs, comme aux États-Unis. Cela rend pratiquement impossible toute critique à l'égard du régime. Certaines régions du globe ont pourtant besoin de la Chine puisqu'elles ne peuvent plus compter sur les États-Unis.»

Le point de départ de l'écriture du roman, ce sont les manifestations étudiantes de 1989 à la place Tian'anmen. On revoit tous l'image de cet homme debout face à une file de tanks, mais on oublie que ce fut un été meurtrier. 

«Plusieurs portes mènent à ce moment de l'histoire chinoise. Et ce moment contient un tas d'autres événements importants comme le fait que des gens d'autres générations, ayant vécu des années d'exactions, ont eu le courage de descendre avec les étudiants dans la rue.»

Le livre ne nous épargne rien: exactions, purges, foules en délire, hommes et femmes transformés en meutes sanguinaires... La Chine a connu plusieurs spirales de violence depuis 100 ans. 

«La grande politique se nourrit de vengeances personnelles. [...] Durant la révolution de Mao, les factions extrémistes ont agi très rapidement pour dominer les plus modérées. La révolution était nécessaire pour mener la Chine à la modernité, mais les modérés ont été les premières victimes de la Révolution. Pour obtenir le pouvoir et le conserver, Mao a créé un état permanent de guerre sous lui.» 

«La rhétorique de la Révolution de Mao était très puissante et persuasive. C'était un penseur et un orateur très puissant. [...] Sa parole est encore entendue aujourd'hui. Ce qu'il disait était assez clair afin que les gens puissent rationaliser la violence nécessaire pour "favoriser" le bien commun. Plus les gens y croyaient, plus il était difficile de penser différemment», souligne-t-elle.

La musique

Là comme ailleurs, une chance qu'il y avait et existe toujours la musique. Elle tient un rôle de premier plan dans ce récit historique. Elle traverse les âges, les nations, les peuples. Elle permet l'évasion, le rêve, donne de l'air aux « prisonniers » des dictatures qui se succèdent.

«La musique ressemble à une langue privée, intime, qui emprunte différentes formes et couleurs à travers le roman. [...] La musique permet aux personnages de se connaître eux-mêmes davantage que ne le permet la société.»

Madeleine Thien a étudié le ballet pendant 15 ans et elle écoutait de la musique en écrivant le livre. «Beaucoup, tout le temps. La musique m'a servi d'architecture pour le roman. Parfois, je crois avoir écouté le même morceau un millier de fois», dit-elle en s'esclaffant. 

La musique est l'une de ces choses qui font en sorte que l'humanité n'était pas et ne sera jamais tout à fait «rien». C'est l'une des traces du Livre des traces, source de la quête existentielle de plusieurs personnages du roman qui ont pour nom Vrille, Pinson, Wen le Rêveur, OEil de verre, Grand Mère Couteau. Ce livre mystérieux fait penser au MacGuffin d'Hitchcock, c'est-à-dire un prétexte au développement du récit. 

«Au sens métaphorique, tous les personnages participent à la rédaction de ce Livre des traces. C'est là que s'inscrit leur vie qui ne fait pas partie de l'histoire officielle. En Chine, il est interdit de parler de tout ce qui a rapport à 1989. Les manifestations étudiantes sont considérées comme un crime.»

La Chine et après...

La romancière montréalaise enseigne à New York durant ce semestre d'automne. S'éloigner de la maison et du bruit autour de l'attribution de deux grands prix littéraires pour Do Not Say We Have Nothing (version originale de Nous qui n'étions rien) lui a fait le plus grand bien. 

Écrire cette histoire qui couvre plusieurs générations de la vie en Chine lui a également paru «libérateur», avoue l'écrivaine née à Vancouver.

«Les personnages m'ont dicté le chemin à prendre et m'ont apporté le savoir nécessaire pour écrire leur vie. Je n'avais pas de plan au début. Le livre a grandi comme un arbre. [...] L'histoire de ma propre famille est très différente de celle du livre. Les deux narratrices, Ai-Ming et Marie, ne racontent pas une histoire autobiographique, même si la difficulté qu'éprouve Marie avec la langue chinoise ressemble à la mienne.» 

Elle estime que ce quatrième livre est son meilleur. «J'éprouve moins d'affection pour mes deux premiers livres [Une recette toute simple: nouvelles et Certitudes]. Je me sens plus près du dernier et de l'avant-dernier [Lâcher les chiens, au sujet du génocide cambodgien]. Ils sont unis quelque part. Mais j'espère que j'aimerai autant le prochain», conclut-elle en riant.

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Nous qui n'étions rien. Madeleine Thien. Traduction de Catherine Leroux. Alto. 540 pages.