Après un silence de près de 10 ans, Nadine Bismuth fait son grand retour avec Un lien familial, un roman d'une noire ironie où elle confirme plus que jamais son talent de portraitiste du couple contemporain. Attention: best-seller en vue.

Ils ne sont pas si nombreux, les écrivains au Québec qui font dans le roman de moeurs, façon John Irving ou Jonathan Franzen. Heureusement qu'il y a Nadine Bismuth, qui s'est taillé une place à part en seulement deux recueils de nouvelles (Les gens fidèles ne font pas les nouvelles en 1999, Êtes-vous mariée à un psychopathe? en 2009) et un roman (Scrapbook en 2004).

On aimerait bien se taper un livre de Bismuth une fois l'an, tellement elle donne ses lettres de noblesse au terme un peu snobé du page turner. Mais l'écrivaine a été happée par l'écriture télévisuelle, en adaptant pour le Québec l'imposante série En thérapie et en travaillant avec Francine Tougas sur Au secours de Béatrice. «C'est difficile de trouver un équilibre, explique-t-elle, parce que je ne suis pas capable d'écrire un roman à temps perdu. Il faut que je plonge. Je ne peux pas faire autre chose, c'est comme un rêve éveillé.»

L'attente en valait la peine. Un lien familial est une oeuvre de maturité qui n'a en rien entamé l'esprit mordant de son auteure. Celle qui nous avait habitués aux mensonges et névroses de jeunes adultes nous invite maintenant dans les vies de fous des quarantenaires, là où l'infidélité doit se caser quelque part dans les horaires surchargés par le travail, la garde partagée et les heures des CPE. L'amour sans le glamour, quoi.

Ce faisant, elle continue de creuser le thème inépuisable de l'infidélité, qui la fascine. «Ça m'attire beaucoup en fiction parce que malgré l'évolution des moeurs et la disparition ou l'éclatement des modèles traditionnels, l'infidélité demeure un tabou: c'est une transgression qui perdure dans un monde où pourtant plus rien n'est sacré. C'est un thème qui met en lumière le lien intemporel qui existe entre la passion et l'interdit. Or, la transgression, l'interdit, tout cela est nourrissant d'un point de vue dramatique et psychologique. Je pense que c'est un thème très classique, mais qui peut sans cesse se renouveler au fil du temps.»

La pression du muffin parfait

Contrairement à Scrapbook, qui était une parodie d'autofiction située dans le monde littéraire, Nadine Bismuth sort d'un milieu qu'elle connaît bien pour explorer la banlieue et les bourgeois d'aujourd'hui qui rénovent à grands frais leurs cuisines tout en suivant comme des évangiles les prescriptions culinaires de vedettes sur l'internet.

Chez Bismuth, la libération des moeurs est loin d'avoir libéré le couple des conventions et de la pression sociales, et la maman parfaite des publicités des années 50 porte de nouveaux habits sur Instagram. 

«La pression, c'est pire qu'avant. Je ne suis plus capable du dernier blogue qui t'explique comment faire un muffin ou comment écraser un avocat sur une toast. C'est comme si on essayait d'enrégimenter les femmes là-dedans, comme si la bouffe était devenue le symbole d'un statut social et la preuve que tu es une bonne mère.»

«Donner un Whippet à ton enfant? Je n'en vois pas dans mon entourage, alors que j'en mangeais une boîte par semaine quand j'étais jeune, poursuit-elle. Aujourd'hui, ton muffin doit être gourmand, mais très sain, et superbe. Les apparences sont tellement fortes, tu es dans l'espèce d'obligation d'avoir la bonne poussette pour ton enfant, ton Vitamix, ta nourriture bio...»

Nadine Bismuth, qui avoue avoir eu sa période Angela Liddon et Gwyneth Paltrow, a même recopié une recette de biscuits qui existe pour vrai, «mais tu dois faire quatre magasins d'aliments naturels pour les réussir», dit-elle avec un sourire un peu paumé. «Sur Instagram, ce ne sont pas des monoparentales que l'on voit, mais des femmes qui font des selfies les beaux dimanches matin, avec un latté et de belles couvertures, ou dans le jardin, avec le mari et les enfants. C'est toujours la petite vie parfaite. Comme dans les années 50.»

Mais les liens familiaux, eux, ont changé. Le montant des hypothèques aussi. Une question a hanté Nadine Bismuth pendant l'écriture de ce roman: est-ce que les familles sont devenues aussi jetables que les relations amoureuses? «Je n'ai pas de réponse. Je pense que le roman de moeurs, c'est une belle façon de parler de notre époque, mais sans jugement. Moi, je pose des questions.»

Les enfants changent tout

Dans cette histoire, nous suivons en alternance Magalie, une designer de cuisines dont la mère veuve est tombée amoureuse du père de Guillaume, un policier. Magalie a découvert qu'elle était trompée par son conjoint, mais n'ose pas l'affronter de peur de détruire sa famille, plus que son couple. Complètement dans le déni, elle lui trouve des excuses (et se trouve un amant, pour compenser). Guillaume, lui, est séparé et doit s'organiser avec une ex control freak dont les exigences l'empêchent de vendre sa maison en banlieue et de se rapprocher de son travail. Il est complètement séduit par Magalie, assez pour allonger 30 000 $ et lui faire rénover sa cuisine.

Malgré une bonne dose de cet humour noir qui fait la marque de l'auteure, une troublante mélancolie traverse Un lien familial. Ce qui change tout par rapport à ses livres précédents, selon Nadine Bismuth, ce sont les enfants. «Avant, c'était des relations impossibles, mais c'est comme s'il n'y avait pas de conséquences autres que de passer au travers. Les enfants, ça vient cristalliser quelque chose dans ta vie. C'est un reality check. Il faut que tout soit parfait, même si ça ne l'est pas pour toi.»

«Les enfants font en sorte que les personnages n'ont plus la liberté qu'ils avaient avant, leurs échecs et leurs gestes ne peuvent plus être considérés de manière légère. Plus rien n'est léger.»

Un lien familial est un peu un tournant dans sa vie de romancière. «C'est un roman qui, émotivement, est vraiment proche de moi. Scrapbook avait un côté comédie romantique à la fin et je ne voulais pas ça pour celui-ci. C'est un roman important pour moi parce qu'il me semble qu'il fait la synthèse de plein d'affaires, en lien avec ce que j'ai fait avant aussi. La fille qui ouvre le roman par un ultimatum en courriel me semble s'être échappée d'Êtes-vous mariée à un psychopathe?...»

Grande fan de Jonathan Franzen et des grands romans comme Anna Karénine de Tolstoï ou Chez les heureux du monde d'Edith Wharton - «des romans où la femme est un peu déshonorée», dit-elle -, des séries comme Big Little Lies de Jean-Marc Vallée et des romans dans la veine du dark domestic où le danger vient de l'intimité, Nadine Bismuth connaît sa famille littéraire et le territoire qu'elle défriche. «On est dans une ère des apparences, de l'image, et moi, j'aime montrer ce qui se passe de caustique et d'aliénant dans l'intimité. J'aime faire ça à travers le relationnel. Bref, j'aime l'idée du roman de moeurs.»

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Un lien familial. Nadine Bismuth. Boréal. 318 pages.

Image fournie par Boréal

Un lien familial, de Nadine Bismuth