Dans ce roman hybride, mélange d'essai, de réflexions et de souvenirs, Martine Delvaux analyse sous des angles multiples son film préféré, Thelma & Louise, dont elle n'a jamais fini d'épuiser le sens.

En 1991, Martine Delvaux était une jeune femme au début de la vingtaine. Elle n'était pas encore cette professeure de littérature, écrivaine et féministe engagée. Quand ellea vu plonger Thelma et Louise dans le Grand Canyon à bord de leur Thunderbird, à la fin du film de Ridley Scott, elle a fondu en larmes. Mais gravement. Elle était inconsolable. Ce sont ces larmes qu'elle interroge dans son plus récent livre, Thelma, Louise & moi

«La majorité des gens qui ont vu le film ont pleuré à la fin, mais c'est l'intensité des sanglots qui étaient les miens à ce moment-là qui est le point de départ du livre, explique-t-elle. Pourquoi j'ai autant pleuré, et pourquoi, même après l'avoir vu 50 fois, je pleure encore, et même juste en en parlant, j'ai envie de pleurer? Qu'est-ce que m'a dit ce film-là, qu'est-ce que j'ai vu dans cette terrible plongée à la fin? C'est cet espoir désespéré ou ce désespoir plein d'espoir qui est comme une énigme pour moi.»

Ce que la fin du film représentait, en quelque sorte, était l'horizon bouché pour les femmes en général, selon Martine Delvaux. Une vie moindre ou la mort. Voilà une terrible prise de conscience alors qu'elle était à l'aube de sa vie. Un sentiment d'urgence qui ne l'a plus quittée depuis. 

Ce qu'on aime bien de Martine Delvaux, c'est justement son intensité, qu'on retrouve dans ses livres qui inspirent beaucoup de jeunes femmes depuis une dizaine d'années, particulièrement depuis son essai percutant Les filles en série. Devant sa tasse de thé, à son appartement où nous la rencontrons, elle parle rapidement, nerveusement, mais ça vient toujours du coeur en premier.

«Quand j'écris, je le fais parce que c'est une urgence. Il faut que j'écrive dans l'urgence.»

Derrière l'image, derrière le livre

Dans Thelma, Louise & moi, Martine Delvaux refait le road trip de ces deux femmes au départ coincées dans les rôles limités que leur impose la société, évoque les années 90, raconte l'aventure du scénario de Callie Khouri - «J'aurais pu écrire un livre juste sur elle», dit-elle - , pourquoi Ridley Scott a fini par tourner ce film qui n'intéressait aucun réalisateur au départ, et comment les comédiennes Susan Sarandon et Geena Davis ont défendu bec et ongles leurs personnages. 

À tout cela, elle entremêle ses interprétations de nombreuses scènes regardées inlassablement, en tournant autour d'un événement aussi traumatique que l'agression qui déclenchera la révolte de Thelma et Louise. Mais comme Louise dans le film ne veut pas parler de ce qui lui est arrivé autrefois au Texas, Martine Delvaux refuse la littérature à un homme qu'elle éjecte du récit, de la même manière que les hommes sont périphériques aux héroïnes de son film préféré - une rareté à Hollywood, disons-le. Et c'est là que les larmes font sens.

«Mon livre dit ça: entendez-moi, je ne vais pas raconter cela comme vous voudriez que je le raconte. Mais je vais pleurer, par exemple. C'est comme si les larmes étaient la trace, la preuve, qui devrait suffire pour nous faire comprendre que quelque chose de très grave s'est passé. Et derrière tout ça, il y a tout ce qu'on reproche aux femmes qui dénoncent les agressions sexuelles. Comment elles doivent être de bonnes victimes, dire les choses comme il faut, être crédibles, que la cause soit suffisamment bonne pour qu'on puisse l'amener en cour alors qu'on sait très bien, selon les statistiques, que très peu d'hommes sont punis par rapport à ces crimes-là. J'ai écrit ce livre avant le mouvement #metoo, qui est arrivé comme j'approchais de la fin, et c'est là que j'ai saisi tout l'enjeu de mon livre. Les larmes disent ça.»

Pour un autre regard

Martine Delvaux adore le cinéma, à tel point qu'elle se demande même dans son livre si elle ne le préfère pas à la littérature. Et c'est bien parce qu'elle l'adore qu'elle se montre aussi critique. Elle ne s'est pas fait que des amis en analysant sévèrement, par exemple, les récents films de Denis Villeneuve ou Louis Morissette, des commentaires qui détonnaient dans le concert d'éloges. 

«Ce que je reproche à certains films est de reconduire des clichés qui ne sont plus intéressants, explique-t-elle. Ce n'est pas intéressant, comme membre du public et cinéphile, d'aller voir des films où on me rappelle tout le temps les mêmes rôles donnés aux femmes. Où les réalisateurs sont complaisants dans les scènes de violence envers elles. On a le droit de poser un regard féministe sur un film, on a le droit de dire: ‟Il est beau, ton film, mais peut-on avoir un autre imaginaire? Peut-on voir les choses autrement?"» 

«Est-ce que le cinéaste peut se rappeler que dans la salle, il y a des femmes et pas juste des garçons?»

Modèle féministe pour les unes, trop féministe pour les autres, Martine Delvaux ose prendre la parole publiquement, avec les conséquences qui vont avec. «Oui, j'ai vécu des saloperies. Des coups bas. Il n'y a pas d'assentiment, je suis dans une zone trouble. C'est sûr que je vais m'attirer des réactions négatives. Je m'y attends. Mais je réussis à gérer. J'ai juste l'impression de faire ce que je dois faire, c'est tout.»

Elle admet qu'aucun autre film après Thelma & Louise n'a eu autant d'impact sur elle, sauf peut-être la série The Handmaid's Tale. Et c'est bien ça le problème, ce manque de représentation, chez les réalisatrices ou les actrices dans des rôles consistants. C'est aussi pourquoi Thelma & Louise est un jalon dans l'histoire du cinéma, comme dans la vie de Martine Delvaux. «Je pense que les femmes ont été marquées par ce film parce qu'il montrait l'état des choses, ce qui nous attendait si on n'agissait pas, si les choses ne changeaient pas. L'horizon est sombre, mais ce qui m'est resté, c'est vraiment l'importance des amitiés. Quand Thelma et Louise scellent leur pacte, quand elles s'embrassent avant de plonger, ça donne des frissons, parce que je pense que le film donnait la permission d'être amies à ce point-là. Ça disait: c'est juste nous, et puis fuck le reste.»

_________________________________________________________

Thelma, Louise & moi. Martine Delvaux. Héliotrope. 237 pages.

PHOTO FOURNIE PAR HÉLIOTROPE

Thelma, Louise & moi