Un lien très fort unit Olivia de Lamberterie à Montréal. En octobre 2015, son frère, Alexandre de Lamberterie, s'est jeté du pont Jacques-Cartier. Il avait 46 ans. Quelques années auparavant, sa femme Florence et lui avaient quitté Paris avec leurs deux enfants pour s'installer sur le Plateau Mont-Royal.

Dans Avec toutes mes sympathies, la responsable des pages littéraires du magazine français ELLE a voulu raconter son frère tant aimé. Elle a voulu parler de sa joie de vivre malgré la douleur, de sa drôlerie malgré la mélancolie. Un livre pudique et émouvant qui rend aussi un bel hommage aux amis montréalais qui ont côtoyé Alex durant les dernières années de sa vie. Entretien.

Dans quel contexte avez-vous écrit ce livre?

C'est mon premier livre et il est arrivé par la force des choses et de la vie. Le 14 octobre 2015, mon frère Alexandre de Lamberterie, qu'on appelait Alex, s'est jeté du pont Jacques-Cartier et très vite, j'ai eu envie de mettre des mots à la fois sur sa vie et sur sa mort. Parce que c'est ce que je savais faire, parce que je suis journaliste. Si j'avais été sculpteure, j'aurais fait une statue. Et si j'avais été peintre, j'aurais essayé de le peindre.

Il m'est apparu comme vital - alors que je disais toujours que je ne voulais pas écrire parce que je n'avais pas grand-chose à dire - qu'il fallait écrire. Mon frère et moi avions une relation très intense comme quand vous êtes avec quelqu'un et que les heures vous sont comptées. On ne se voyait pas souvent, car il habitait loin, alors il était encore plus précieux à mes yeux. Quand on se parlait, on allait à l'essentiel.

J'avais envie de me souvenir de lui, de me souvenir de notre famille, de me souvenir de moi.

Je trouvais que le suicide était une forme de double peine qui générait une injustice : la violence de la mort recouvrait la vie. Ce qui était arrivé était tellement épouvantable qu'on n'avait même plus le droit de se souvenir que mon frère était la personne la plus drôle du monde. Je voulais qu'on se souvienne que mon frère était certes mélancolique, certes atteint d'une maladie de l'humeur, mais qu'avant tout, c'était un être flamboyant - je trouve que c'est le mot qui lui va le mieux -, un être généreux, aimé, aimant, et qui avait eu une belle vie.

Qu'est-ce qui avait amené votre frère à Montréal?

Vers 30 ans, il avait eu une phase de dépression. Il était très perméable au stress lié au travail. À la suite de ces mauvais jours, il avait voulu démissionner (il créait des sites internet). Son patron, qui l'aimait beaucoup, avait refusé sa démission. Il lui a dit: je t'envoie à New York. Mais mon frère avait refusé. New York, c'est bien pour passer ses vacances, mais c'était très stressant. Son patron lui a alors proposé de venir à Montréal. Des actionnaires avaient racheté une partie de son entreprise [Nurun]. On était au début de l'été, Alex avait passé une semaine à Montréal l'hiver d'avant, alors il a dit oui tout de suite. Il a demandé à son épouse Florence si elle voulait venir avec lui. À l'époque, elle était graphiste et en pleine ascension dans une société de design, mais elle a quand même dit oui. Ils sont partis avec leur fils, François, et leur fille, Juliette.

Ça devait durer un an ou deux, mais vraiment il est... - il y a cette expression québécoise qui n'existe pas chez nous - il est «tombé en amour» avec la ville. Et surtout avec les Montréalais. Je pense qu'il a été très bien accueilli, il y a une sorte de reconnaissance pour les métiers artistiques ici, alors que c'est beaucoup plus compliqué à Paris. Françoise Sagan disait que ce qui était rigolo avec les clichés, c'est qu'ils étaient toujours vrais. Et donc tous les clichés à propos des Québécois et des Montréalais se sont avérés. Leur bienveillance, leur générosité, leur sincérité... tout ça a plu à mon frère.

Est-ce que vous avez senti le besoin d'obtenir la «permission» de votre famille pour écrire ce livre?

J'ai eu besoin d'une seule permission, celle de Florence, la femme de mon frère. C'est la seule personne, avec l'éditeur, qui aurait pu me dire: on arrête tout, ça ne sonne pas juste... Je savais que les enfants de mon frère étaient au courant du projet et qu'ils l'approuvaient, je n'ai pas fait ça dans mon coin. Mais ce n'était pas non plus un projet participatif et je n'ai pas voulu soumettre les épreuves du livre aux membres de ma famille. J'assume que ce soit ma vision de mon frère. Comme lorsqu'on est enfant, on n'a pas le même parent que ses frères et soeurs, sans doute que mon frère n'était pas le même frère pour mes soeurs que pour moi. C'est vraiment la subjectivité de la littérature.

Est-ce que c'est un livre qui s'est écrit dans la douleur?

Je ne crois pas du tout à l'écriture thérapeutique. Je crois que la thérapie doit se faire chez une psy ou avec soi-même. Je me souviens d'avoir été très frappée par le livre L'intranquille du peintre Garouste dans lequel il expliquait que très souvent, les gens faisaient un lien entre la folie et la création. Mais lui disait: «C'est le contraire. C'est quand je vais bien que je peux peindre. Quand je délire, je suis bon pour le caniveau.»

Moi, ce n'était pas quand je sanglotais que je pouvais écrire, c'est quand j'allais mieux. Cela dit, c'était éprouvant, mais je voulais me souvenir de tout. Je voulais me dépêcher, car je savais que la mémoire allait faire son travail de tri. Mais les souvenirs sont remontés, même ceux que j'avais oubliés. Et il y avait toujours un moment où je sentais que mon frère était là, pas loin.

Est-ce que cela a été difficile de trouver le ton juste pour aborder un sujet aussi grave et personnel?

Les quelques personnes autour de moi à qui j'en parlais me disaient: il faut que tu prennes des risques, il faut que tu parles de toi. Or c'est très difficile pour moi de parler de moi. Je suis à Montréal depuis cinq jours et j'ai davantage parlé de moi que dans ma vie entière. Je voulais à la fois être le plus sincère possible sans jamais être impudique. J'avais l'impression de marcher sur un petit muret. Ce qui était aussi très important pour moi, en tant que lectrice, c'était de ne pas être plombante. Je déteste les livres où il n'y a aucune échappatoire. Je crois que dans toutes choses, il y a quand même une force de vie qui me plaît. Je voulais donc raconter à la fois ces moments très tragiques par lesquels nous étions passés et en même temps, je voulais que ce soit drôle parce qu'Alex était très drôle.

Ce livre, c'est aussi une lettre d'amitié aux Montréalais?

À la mort de mon frère, j'ai découvert toute une communauté d'amis de mon frère et de ma belle-soeur. Certains Québécois, d'autres Français, mais tous Montréalais. C'était des personnes d'une qualité et d'une densité humaine exceptionnelles. Ça a été très important pour moi. Montréal m'avait quand même ravi mon frère... En découvrant ces gens si formidables, avec une intelligence de la vie et une attention aux autres, j'ai compris pourquoi il était resté. Et je voulais absolument qu'il y ait tous leurs prénoms dans le livre. Ils ont créé une espèce de cordon sanitaire autour de Florence au moment de la mort d'Alex, c'était incroyable.

Ces moments partagés avec les amis montréalais dans la maison de mon frère, après sa mort, ont été atroces, mais ils étaient vrais. Et moi, je suis assez obsédée, dans la vie, par une vérité dans les relations humaines. Je déteste les faux-semblants. Or je trouve que dans les moments extrêmement violents que nous avons vécus, il y avait une certaine beauté. On était tous tellement fracassés que personne n'essayait de se montrer sous son meilleur jour ou son meilleur profil. Personne n'essayait de biaiser. Même si je donnerais tout pour ne jamais avoir vécu cela, il y avait une espèce de vérité qui était belle dans ce que nous avons vécu, ma famille et moi, avec les amis montréalais.

Camus disait: «Ne pas nommer les choses aggrave le malheur du monde» et je crois énormément à cela. Je ne sais pas si l'écriture m'a consolée - je crois que ce sont mes enfants et la vie qui m'ont consolée - mais de mettre des mots sur les choses les a rendues plus supportables.

Dans votre livre, vous soulevez une question très délicate: doit-on toujours laisser aux gens la liberté de choisir le moment de leur mort?

Je n'ai pas de réponse à cette question, mais il y a une chose que je voulais éviter, c'est de parler à la place de mon frère. Je me suis gardée de donner des explications, je n'en ai pas. Toutes les hypothèses m'ont traversé l'esprit. Évidemment, le suicide engendre une culpabilité. Je pense que j'ai eu le privilège de ne pas me sentir coupable pour une raison assez précise: la première fois où il a traversé une phase de dépression et qu'il a fait une tentative de suicide, il y a 17 ans, il a été hospitalisé et nous avons rencontré un médecin. Et je me souviens que la première chose qu'on a dite, ma famille et moi, c'est: «C'est notre faute!» Et le médecin nous avait dit que la culpabilité est un sentiment pourri sur lequel on ne construit rien. On peut construire sur du chagrin ou de la colère, mais on ne construit rien sur la culpabilité. C'est comme construire sur du sable, tout s'effondre. Cette phrase m'avait fait beaucoup réfléchir. Parfois je me réveille en sanglotant la nuit et je me demande: est-ce qu'on aurait pu l'attacher dans un hôpital contre sa volonté? Je ne sais pas...

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Avec toutes mes sympathies. Olivia de Lamberterie. Stock. 256 pages.

Photo fournie par Stock

Avec toutes mes sympathies