Depuis En finir avec Eddy Bellegueule, Édouard Louis donne une voix littéraire à la souffrance des pauvres dans nos sociétés riches. À travers sa nouvelle oeuvre, l'auteur de 25 ans évoque le mépris des élites pour la classe populaire, tous dirigeants et partis confondus. La Presse l'a joint à Berlin, où l'on présente l'adaptation de son livre précédent, Histoire de la violence.

Vous dédiez Qui a tué mon père à Xavier Dolan. Pourquoi?

Parce que Xavier est un artiste que j'admire énormément. À mon avis, l'un des plus grands créateurs du présent à l'échelle mondiale. De plus, je ne peux pas écrire sans admiration: c'est un moteur. En voyant un film de Dolan, en lisant des romans de Toni Morrison ou de Marguerite Duras, par exemple, je suis confronté à tant de puissance et de beauté que j'ai l'impression d'avoir une dette envers ces artistes que j'admire.

Après avoir pris vos distances, vous renouez avec votre père, cet homme dans la cinquantaine. Dans le livre, il ressemble déjà à un vieillard ployé par une vie d'usure. Très jeune, il s'est broyé le dos à l'usine en travaillant. Voulez-vous réparer une injustice?

Qui a tué mon père, c'est ma manière d'introduire la politique dans la littérature; au sens concret du terme, avec la succession de réformes et de lois qui fait reculer sans cesse le niveau de vie en France. Je montre ce que nos gouvernements font au corps des ouvriers de la classe populaire, comme celui de mon père. J'ai grandi dans un village du nord de la France (en Picardie). Dans ma famille, la politique, c'était (presque) une question de vie ou de mort. Une allocation sociale de moins, une nouvelle loi pour cesser de rembourser des médicaments ou des soins dentaires, cela avait des répercussions directes sur la vie de ma famille. Pour le gouvernement, couper cinq euros d'allocation, ça n'est rien. Mais pour une famille pauvre, c'est le prix de quatre paquets de pâtes et sauce tomate. C'est la différence entre manger ou pas durant deux jours.

La politique laisse donc des traces sur le corps des individus?

Absolument. En déménageant à Paris à 18 ans pour mes études, j'ai été surpris de constater que les riches, à l'abri dans leurs quartiers, n'avaient pas le même rapport à la politique. Quand vous appartenez à une classe privilégiée, vous n'avez pas le même stress. Une réforme ne vous donnera jamais mal aux dents.

Selon vous, l'histoire semble se répéter avec des gouvernements de gauche comme de droite...

Absolument, c'est la même classe sociale qui, à travers la politique, exerce un pouvoir sur les plus vulnérables. Souvent, lorsqu'on aborde la pauvreté, on parle d'exclusion. Dans les faits, il faut plutôt parler de persécution. Le pauvre est exposé à l'insulte en permanence: racaille, fainéant, profiteur. François Hollande, en privé, parlait des pauvres comme des «sans-dents». Emmanuel Macron estime que la classe populaire tire la «cordée» vers le bas. Or, toutes ces humiliations finissent par laisser des traces sur le corps des individus comme mon père.

Pourtant, votre père n'a pas toujours été un allié. Il jugeait votre homosexualité et aussi votre désir de sortir de votre milieu. De réussir?

Si vous interviewez mon père, ou ses amis, il vous dira que sa situation pourrait être pire. À force de reproduire une violence systématique sur les pauvres, de génération en génération, ils finissent par penser que c'est normal. Ils ne voient même plus de violence. Pour eux, c'est la vie qui est dure. Tout simplement.

En lisant votre récit, on a l'impression que votre père a été victime d'une série de vols. On lui a volé son enfance, sa jeunesse, son travail, sa santé, son couple... 

En effet, mon père aurait pu être quelqu'un d'autre, avoir une autre vie que la sienne. Mais la société lui a enlevé cette possibilité.

Vous avez dit en entrevue que ce livre n'était pas un récit sur l'amour, mais sur l'impossibilité d'aimer. Votre père ne vous a jamais dit «je t'aime»? 

Non. Mon père ne parle pas de ces choses-là...

C'est triste.

Non. C'est normal. Pour mon père, le silence est une vertu masculine. Ne jamais parler de soi, de ses sentiments, ne pas être émotif, etc. C'est pour ça que ce livre est bref. En commençant à l'écrire, j'ai réalisé que je connaissais peu mon père.

Comment expliquer cette chape de plomb chez un homme, en France, en 2018?

Tout le monde fait ça. Peu importe son métier ou son milieu, on se construit une idéologie pour justifier son importance, sa place dans le monde. Pour mon père, son idéologie, c'est la masculinité, la virilité, la force. Et cet homme a été détruit par sa propre idée de la masculinité. Pour lui, être un vrai dur, ça voulait dire s'exclure du système scolaire, de la connaissance. Parce qu'obéir à l'école, c'est bon pour les efféminés, les homosexuels.

Même à la maison, avec ses proches, sa femme, il avait encore besoin de prouver qu'il était le plus fort?

Ma mère a quitté mon père à 45 ans. Ça l'a détruit encore plus, parce qu'il était terriblement amoureux d'elle. Mais il était incapable de lui dire «je t'aime». Encore là, l'amour est aussi une question collective, sociale, sociologique. Dans une autre société, avec des règles différentes, mon père aurait sans doute pu exprimer son amour.

On parle beaucoup de la colère du peuple, avec le populisme, l'élection de Trump. Votre père représente aussi cela? 

Oui, les classes populaires sont souvent les plus critiques par rapport au peuple. Mon père a plusieurs facettes à sa personnalité. Il se dit fier de moi, de mon succès, mais en même temps, il ne comprend pas pourquoi je suis différent. Il a voté Front national et il a des propos racistes, mais son meilleur ami, adolescent, était arabe. À cause de la violence sociale, mon père n'a pas pu explorer les autres facettes de sa personnalité. Comme bien des pauvres, il a fini par intégrer le discours social d'humiliation et de honte.

Parlez-nous de vos projets de théâtre à partir de vos oeuvres.

J'ai travaillé avec le metteur en scène Thomas Ostermeier à l'adaptation de mon roman précédent, Histoire de la violence. La pièce a été créée le 3 juin à la Schaubüne à Berlin. La production allemande sera ensuite présentée au Théâtre de la Ville à Paris, puis à New York, l'automne prochain. En mars 2019, Qui a tué mon père sera créée sur scène à La Colline à Paris, le théâtre dirigé Wajdi Mouawad, un autre Québécois que j'admire. Dans une adaptation et une mise en scène de Stanislas Nordey.

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Qui a tué mon père. Édouard Louis. Seuil. 86 pages. En librairie mardi.

Édouard Louis... en trois titres. En finir avec Eddy Bellegueule.

Paru en janvier 2014, alors que l'auteur avait seulement 21 ans, le premier livre d'Édouard Louis est rapidement devenu un phénomène d'édition: plus de 300 000 exemplaires vendus et une vingtaine de traductions dans le monde.Histoire de la violence

Une rencontre lors d'une nuit de Noël qui tournera en cauchemar. Là encore, en plongeant dans l'autofiction, l'auteur raconte avoir été violé par Reda, un jeune homme qu'il avait invité chez lui.Marvin (ou la belle éducation)

Ce film librement adapté d'En finir avec Eddy Bellegueule a été réalisé par Anne Fontaine en 2017. Avec, entre autres, Isabelle Huppert et Charles Berling.

Image fournie par Seuil

Qui a tué mon père