Lauréate du prix Goncourt 2016, Leïla Slimani livre maintenant une grande enquête sur la sexualité au Maroc. À travers une série d'entretiens, l'auteure  de Chanson douce dépeint un monde de frustrations où la sexualité hors mariage est interdite, et où les relations sexuelles entre mari et femme s'apparentent souvent à de la violence conjugale. La Presse a interviewé celle qui a été nommée lundi par le président Emmanuel Macron représentante de la France au Conseil permanent de la Francophonie, où elle défendra des projets en lien avec l'éducation, la culture et l'égalité femmes-hommes.

Pourquoi était-il important pour vous de donner la parole aux femmes afin qu'elles parlent de leur sexualité?

La parole des femmes, leur vécu, leur monde secret m'ont toujours intéressée et passionnée, autant sur le plan littéraire que journalistique. On voit aujourd'hui, dans le monde occidental et aux États-Unis, avec l'affaire Weinstein, à quel point la parole des femmes reste une question problématique qui est souvent liée à la honte. Il y a une difficulté à libérer cette parole. Or, j'avais le sentiment qu'elle était plus que jamais d'actualité.

Au Maroc, la sexualité est quelque chose de compliqué. La femme doit être vierge pour son mari, les relations sexuelles hors mariage sont interdites, les femmes sont soumises à une interprétation très stricte du Coran. Vous affirmez que l'identité musulmane repose sur le corps des femmes. Que voulez-vous dire?

De manière générale, le corps de la femme a toujours fait peur à l'homme ainsi qu'à toutes les Églises. Aujourd'hui, c'est dans le monde musulman que les choses sont plus visibles, mais on a vu la même chose dans d'autres religions. C'est pour cela que les femmes doivent se réapproprier les textes du Coran et leur interprétation, pour aller vers une vision plus juste et plus égalitaire, et vers les Lumières aussi. La femme a toujours porté l'honneur de sa famille et de sa communauté sur ses épaules. Or, elle n'est la femme de personne et son destin ne lui appartient qu'à elle. On n'a pas à constamment le relier au destin de la communauté.

Dans votre livre, quelqu'un dit: «La misogynie n'est pas spécifique à l'islam mais bien à toute l'humanité.» Que pensez-vous de la vague de dénonciations à laquelle nous assistons aujourd'hui?

Je suis vraiment fascinée de voir qu'il y a encore 10 ans, le féminisme et la question du droit des femmes étaient considérés comme ringards. On ne s'y intéressait plus. Je me réjouis de voir aujourd'hui à quel point il y a une résurgence des revendications féministes et une envie de solidarité entre les femmes. Il y a cette idée qu'on n'est pas seules et que celles qui parlent et qui ouvrent le chemin permettront à d'autres de les suivre et de profiter de cette brèche. J'ai le sentiment qu'il y a une sorte de renouveau des combats féministes et une envie de prendre la parole, de dire que ce n'est plus possible, qu'il y a un système qui est en train de mourir et qu'il faut prendre acte de la mort de ce système. Il faut construire un nouveau monde dans lequel ces vieilles pratiques patriarcales ne perdurent plus.

Dans l'état des choses actuel, les femmes qui ont une vie sexuelle malgré les nombreux interdits sont-elles plus à risque que les hommes si elles se font prendre?

Absolument. Nous sommes face à une violation des droits fondamentaux des femmes. Quand on ne peut pas disposer de son corps, quand on ne peut pas avoir une vie sexuelle basée sur le consentement et sur le libre choix, on ne peut pas être considérée comme un citoyen. Quand votre corps ne vous appartient pas, quand votre sexualité est l'affaire de tous, quand la question de votre virginité n'est plus une question intime mais bien une question qui concerne aussi les autres, vous n'êtes pas un citoyen à part entière. Posséder son corps et pouvoir en disposer et en jouir est une des composantes essentielles de la construction de l'individu dans une démocratie.

Vous expliquez aussi qu'il existe toute une économie basée sur la répression sexuelle des femmes...

Tout à fait. Il y a les avortements clandestins, les hyménoplasties [ces chirurgies pour recoudre l'hymen], il y a ces petites poches de sang qu'on vend aux femmes pour qu'elles se les insèrent dans le vagin au moment de la nuit de noces afin de simuler le saignement. Et il y a bien sûr la prostitution et la pornographie. Bref, il y a des enjeux économiques importants autour de la frustration sexuelle.

Que faudra-t-il pour que les choses changent au Maroc?

Il faut une révolution culturelle, il faut déconstruire un à un tous les verrous qui ont été mis en place par la société patriarcale. Il y a un travail de fond d'éducation et de culture à faire.

Parallèlement à votre essai, vous avez publié un roman graphique sur le même sujet. Pourquoi?

Laetitia Coryn [l'illustratrice] est venue avec moi à la rencontre des femmes, elle a pu s'imprégner des décors du Maroc. Je trouvais que ça permettait d'incarner les femmes marocaines, de leur rendre hommage et de les faire vivre à travers une narration. J'avais envie qu'au-delà de l'essai et de la réflexion théorique, on voit que ces femmes sont de chair et de sang, qu'il y a une vie derrière les mots. C'est aussi une manière de s'adresser à un public plus jeune qui a moins l'habitude d'aller vers les livres d'enquête et qui sera peut-être intéressé par le sujet et par la forme de la bande dessinée.

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Sexe et mensonges: la vie sexuelle au Maroc. Leïla Slimani. Les Arènes. 188 pages.

Paroles d'honneur. Leïla Slimani, Laetitia Coryn. Les Arènes BD. 107 pages.

image fournie par Les Arènes

Sexe et mensonges: la vie sexuelle au Maroc