Je ne connais pas un seul journaliste qui n'a pas le fantasme de se muer en mouche ou en homme invisible pour aller de l'autre côté du miroir, voir comment ça se passe vraiment quand les rideaux sont tirés, les caméras et les micros éteints.

Or, à quelques exceptions près, la vaste majorité des journalistes ne réaliseront jamais leur fantasme. La journaliste Tanya Lapointe fait partie des exceptions. Non seulement elle a traversé le miroir, mais elle y vit désormais à temps plein aux côtés de son amoureux, le cinéaste Denis Villeneuve.

Les camarades qui couvrent le Festival de Cannes se souviennent encore de la première de Sicario en mai 2015, lorsque Denis Villeneuve est arrivé au pied des marches du Palais des festivals au bras de Tanya Lapointe. C'était la première sortie officielle du couple, une sortie qui a activé la machine à rumeurs et soulevé quelques questions. 

La journaliste de Radio-Canada, qui avait couvert deux Festivals de Cannes et cinq soirées des Oscars, allait-elle continuer à pratiquer son métier? Si oui, comment ferait-elle pour demeurer objective face au cinéma en général et aux autres cinéastes en particulier? 

La réponse est arrivée huit mois plus tard lorsque Tanya a annoncé qu'elle partait en congé sabbatique pour un an, afin de participer à la postproduction du film Arrival. Puis à la fin de l'année 2016, après avoir mûrement réfléchi, Tanya Lapointe a annoncé qu'elle quittait Radio-Canada et le métier, pour de bon.

Hier, exactement 10 mois après son départ du monde de l'info, Tanya Lapointe m'attendait dans un petit salon privé d'un hôtel du Vieux-Montréal, souriante, sereine, épanouie. Sur la table basse entre nous, trônait un gros livre à la couverture orange brûlé: The Art and Soul of Blade Runner 2049, un récit illustré du tournage du film, rédigé par Tanya et préfacé par Denis Villeneuve. Mais contrairement au livre intimiste d'Eleanor Coppola sur le tournage calamiteux d'Apocalypse Now, Tanya ne révèle aucun secret de production et ne fait état d'aucun drame avec les acteurs ou de conflit au sein de l'équipe.

«Parce qu'il n'y en a pas eu, s'écrie-t-elle en riant. Honnêtement, ce fut un tournage spectaculaire sur le plan physique et matériel, mais sans drame ni dépassement budgétaire. Tout s'est bien passé. Quant aux chicanes, on n'avait pas de temps à perdre avec ça. Je n'allais pas les inventer pour ce livre qui, dans le fond, est un peu le prolongement de ma démarche de journaliste, dans la mesure où, au lieu de critiquer, j'ai voulu raconter et mettre en valeur les différents métiers sans lesquels il n'y aurait pas de cinéma.»

Pendant le tournage de Blade Runner 2049, Tanya a agi à titre d'assistante personnelle de Denis Villeneuve, pour ne pas dire de lien essentiel entre le monde extérieur et lui. 

«Au début, pendant la postproduction d'Arrival, je jonglais surtout avec les horaires et les détails de cet ordre-là, mais avec le temps et le fait que je suis habituée à travailler et à livrer vite, les responsabilités ont évolué.»

«Sur Blade Runner 2049, j'ai non seulement fait de la recherche pour Denis qui était submergé, mais je suis devenue une sorte de tour de contrôle entre les différents départements de production. Je ne prenais pas les décisions, mais je les relayais aux gens concernés.»

Malgré sa proximité avec Villeneuve, la plupart des techniciens sur le plateau ignoraient que les deux étaient en couple. Ce n'est que deux mois après le début du tournage, à Budapest, que le chat est sorti du sac. «C'est quelque chose dont je suis particulièrement fière parce que ça veut dire que j'étais considérée à part entière comme une professionnelle.»

Cette dernière remarque n'est pas innocente. Bien que Tanya Lapointe ait renoncé à sa carrière à Radio-Canada pour suivre Denis Villeneuve, il n'a jamais été question pour elle de n'être que la blonde de...

«Non, en effet», confirme-t-elle, ajoutant: «Pendant 15 ans, à Hawkesbury où j'ai commencé comme vidéojournaliste, puis à Toronto et à Montréal, j'ai raconté des histoires en deux minutes. Et puis un jour, j'ai eu cette occasion inouïe d'aller voir de l'autre côté de l'immense machine du cinéma, un monde qui me fascinait depuis longtemps et que je connaissais de l'extérieur. J'aurais pu ne pas travailler, mais je suis fondamentalement une travaillante, alors je me suis lancée dans cette nouvelle aventure en la voyant avant tout comme un processus d'évolution professionnelle.»

Contrairement à la moyenne des ours journalistes, condamnés aux portes closes des bureaux de production et des plateaux de tournage, Tanya Lapointe y a désormais un accès privilégié et illimité. Elle a vécu la gestation d'une superproduction cinématographique jusqu'à sa mise en orbite, et tout cela en compagnie de son amoureux.

Elle qui, autrefois, devait se battre pour sa place à la lisère du tapis rouge est maintenant invitée à y défiler au même titre que les stars. Comment ne pas l'envier?

Pourtant, dans le milieu, certains se demandent ce qui lui arrivera si d'aventure son couple ne tenait pas la route. La question l'étonne et l'agace un peu aussi.

«Si on pensait toujours à ces choses-là, on ne ferait jamais rien dans la vie. Moi, j'ai une seule devise: pas de regrets.»

«Quand j'ai abandonné le ballet classique à 18 ans alors que c'était ce qui me définissait depuis l'enfance, j'ai décidé que même si ce serait difficile sur le plan émotif de ne plus être Tanya la ballerine, je n'aurais pas de regrets. Non seulement je n'ai pas eu de regrets, mais ce fut la meilleure décision de ma vie.»

Après le tourbillon de Blade Runner 2049, Tanya Lapointe revient doucement sur terre à Montréal. Elle planche sur un projet de documentaire sur les femmes, qu'elle entend produire elle-même avec son amie, la journaliste culturelle Laurence Trépanier.

Quant à son amoureux, il a beau être en tournée de promotion un peu partout dans le monde pour Blade Runner 2049, sa base demeure la maison sur le Plateau qu'il partage avec sa bien-aimée. De ce que j'en comprends, pour Tanya et Denis, les tapis rouges, les jets privés, le champagne et le showbiz, c'est agréable pour cinq minutes. Le reste du temps, quand il n'y a pas de film à tourner ni d'horaire infernal à respecter, la vraie vie reprend ses droits.

Photo archives Reuters

Denis Villeneuve et Tanya Lapointe aux derniers Oscars.