Après avoir largement écrit sur son Québec adoptif, l'écrivaine et dramaturge Abla Farhoud s'est replongée dans ses 20 ans afin de conjurer les souvenirs d'une douloureuse parenthèse libanaise au coeur de son sixième et nouveau roman, Au grand soleil cachez vos filles.

«Je ne pensais jamais pouvoir écrire quelque chose sur le Liban.» La révélation fait disparaître d'un seul coup le sourire d'Abla Farhoud. Celle qui, à peine quelques minutes auparavant, débordait d'exubérance en nous recevant dans son appartement à cheval sur le Mile End et Outremont s'assombrit subitement à l'évocation de son pays natal.

Ce retour au Liban, survenu 14 ans après l'immigration de sa famille au Québec - elle a alors 20 ans, en 1965 -, a l'effet d'un cataclysme sur la jeune fille. Un cataclysme qui a duré quatre ans et qui lui laisse, encore aujourd'hui, 50 ans plus tard, l'impression amère d'avoir «raté» cette période de sa vie.

Au grand soleil cachez vos filles commence pourtant sur une note cocasse: la famille des Abdelnour, rentrée au Liban sous l'initiative du père, s'émerveille en découvrant ce pays ensoleillé, drôlement chaotique, où tout, de prime abord, paraît si simple et enchanteur. Où l'on s'exprime dans un «franbanais» comique - du français truffé de mots d'arabe - qui fait tout le charme de son peuple chaleureux.

Mais le tableau se voile rapidement. Ikram, son frère Adib et sa soeur Faïzah découvrent peu à peu «un pays sous-développé», une «société féodale aux moeurs arriérées», écrit Abla Farhoud. Un peuple rigide et guindé, malgré ses dehors «décontractés et bon enfant».

«La contradiction de ce pays est dans le titre du roman, explique l'auteure. Tout est à demi ton, et on ne sait jamais quoi exactement. Et quand tu es jeune, tout te touche. Tu n'as aucun rempart, aucune protection.»

Ainsi, la jeune Ikram, qui est en quelque sorte son alter ego, se retrouve démunie face aux murs qui se dressent devant elle et l'empêchent de poursuivre une carrière à la télévision et au théâtre, entamée au Québec. Parce qu'elle n'a pas de piston, cette fameuse «wasta, mot-clé indispensable pour qui veut survivre en ce pays». Et parce que les filles, pour éviter d'entacher leur réputation, ont de nombreux tabous à respecter.

Le déchirement du déraciné

En plus de se heurter - pour la seconde fois - aux défis de se construire une nouvelle existence, les Abdelnour incarnent également, sous le regard lucide d'Abla Farhoud, ces déracinés qui peinent à se sentir chez eux où qu'ils soient. Car même dans leur pays d'origine, leurs compatriotes leur font clairement comprendre qu'ils ne sont plus «d'ici».

«Fondamentalement, le problème n'est pas de revenir, mais d'être parti», estime Abla Farhoud.

«Aussitôt que tu pars, tu es déraciné. Et en vivant ailleurs, tu es déjà différent. Il n'y a pas de retour possible», ajoute-t-elle, faisant écho aux dernières pages de son roman précédent, qui se termine alors que la famille d'Aablé - son autre alter ego - s'apprête à quitter le Québec pour retrouver son Liban natal.

Toutes celles que j'étais était déjà très autobiographique, précise Abla Farhoud, même si quelques histoires y sont inventées. Ce roman pavait la voie à Au grand soleil cachez vos filles, prévu comme une suite, même si les noms et certains détails ont changé. «Une fois que j'avais mes personnages, je l'ai écrit très vite. En six mois, raconte-t-elle. Quasiment sans larmes. C'est quand je l'ai relu que j'ai fondu.»

Abla Farhoud demeure profondément marquée par le souvenir de ces années libanaises «extrêmement difficiles» pour elle, mais l'écriture lui a permis de délier «une boule» qui l'étouffait depuis plus de 40 ans. «Avant d'écrire le livre, c'était tout noir. Ma douleur était si grande, la souffrance d'avoir été barouettée... Mais on dirait que ça s'est un peu rétabli depuis.»

«Ce livre m'a ouvert les yeux sur beaucoup de choses. Avant, je détestais ce pays. Mais je me suis aperçue que je l'aimais beaucoup plus que je ne le pensais. Et que j'aime certaines personnes qui font partie du Liban.»

Maintenant que l'impossible a été écrit, Abla Farhoud attend avec impatience de voir comment son livre sera reçu. «Je l'ai écrit pour que mes lecteurs se reconnaissent dans ce que l'être humain a de fondamental. Ça ne veut pas dire que je réussis à chaque fois, mais c'est pour ça que j'écris. Si j'étais si sûre de tout et que je n'avais aucune question sur la vie, je n'écrirais pas - c'est bien trop difficile!»

Le prochain rempart à gravir serait d'affronter la suite d'Au grand soleil cachez vos filles et de Toutes celles que j'étais. Un roman qui compléterait cette trilogie du «parcours du combattant», dit-elle en riant, et qui relaterait les quatre ans qu'elle a vécus en France après son séjour libanais.

«J'ai besoin de savoir et c'est juste en écrivant que je peux essayer de comprendre quelque chose de la vie. Mais je finis mon livre et je n'ai encore rien compris, alors j'en recommence un autre!», s'esclaffe Abla Farhoud qui, à notre grand soulagement, semble avoir retrouvé son entrain contagieux.

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Au grand soleil cachez vos filles. Abla Farhoud. VLB Éditeur. 232 pages.

image fournie par VLB Éditeur

Au grand soleil cachez vos filles, d'Abla Farhoud

EXTRAIT

« À travers ce chahut, cette cohue, ce chaos, que l'on appelle ici fawda, énonçant le caractère fondamental de notre pays en général et de Sin el Fil en particulier, les gens rigolent, se querellent, s'amusent, crient, vendent, achètent, se font des courbettes, des crocs-en-jambe, s'injurient, rient, s'encensent, se mentent, et implorent Dieu. Qu'il soit chiite, sunnite, maronite, catholique, orthodoxe, melkite, druze, juif ou de la vingtaine de confessions reconnues par la constitution et représentées au prorata dans la fonction publique, le Libanais, citadin ou montagnard, pauvre ou riche, implore Dieu et les saintes de Mohammad et Jésus et Marie à longueur de journée. »