Si Romain Gary a fait de sa mère l'un des plus beaux personnages de la littérature, il n'a pratiquement jamais parlé de son père. Ce mystère a été la source d'inspiration de Laurent Seksik, qui jette par un roman biographique un éclairage nouveau sur l'auteur de La promesse de l'aube et de La vie devant soi.

L'écrivain Laurent Seksik aime alterner entre la pure fiction et le roman autobiographique, un peu à la manière de Gilles Leroy ou de Simon Liberati. Ainsi, il s'est intéressé à Stefan Zweig dans Les derniers jours de Stefan Zweig, à Albert Einstein, par l'intermédiaire de son fils schizophrène, dans Le cas Eduard Einstein, et maintenant à Romain Gary dans Romain Gary s'en va-t-en guerre. Chaque fois avec le souci de creuser ce que ces hommes ont caché dans leurs vies.

«Ce sont des mythes, en quelque sorte, explique Laurent Seksik, qui était de passage à Montréal à l'invitation du festival Metropolis bleu. Le fait d'utiliser des personnes qui ont une telle vie et une histoire exceptionnelle, c'est une façon de me réapproprier ces mythes pour leur donner un nouvel éclairage. Je trouve ça passionnant. Je parle de ces monstres sacrés sous des angles qui en font des hommes tout simples. C'est intéressant de leur redonner figure humaine. Il faut qu'il y ait aussi une résonance avec ma propre histoire.»

Laurent Seksik, médecin de formation, est né et a grandi à Nice, ville fortement associée à la mémoire de Romain Gary, souligne-t-il. «Quand j'avais 15 ans, je me nourrissais déjà de ce livre, La promesse de l'aube, un pur chef-d'oeuvre, qui se déroulait en partie là où je vivais. Quand vous lisez à cet âge les propos de Gary sur son adolescence, il y a quelque chose qui résonne très puissamment.»

«Depuis des années, je cherchais à écrire sur lui. C'est un homme qui a eu une telle vie qu'on ne sait pas par quel bout le prendre.»

«J'ai compris après des années de tentatives avortées que cet homme, dont l'évidence était de chercher la clé de son mystère par la mère, qu'il ne faut jamais aller vers l'évidence. Je crois que lui-même a mis entre lui et le public cette espèce de monstre humain qu'était sa mère, merveilleuse et terrible, dévorante, pleine d'amour. En changeant l'angle habituel, quand on déplace l'intérêt sur son père, on s'aperçoit qu'il y a là une histoire qui n'a jamais été racontée. J'ai essayé de ressusciter la clé du père de Romain Gary, qui a une vie plus exceptionnelle et tragique que la vie du père qu'il s'est inventé.»

Le lourd poids des survivants

Romain Gary s'en va-t-en guerre raconte 24 heures déterminantes dans la vie de l'enfant qu'il était, Roman Kacew, né à Wilno (Vilnius), en Lituanie. Avant le rouleau compresseur de l'Histoire qui anéantira toute la population de ce ghetto juif pendant la Seconde Guerre mondiale, ce qui anime le jeune Roman est un drame personnel: son père est tombé amoureux d'une autre femme que sa mère. Et l'auteur-médecin souligne par moment le caractère mélancolique de l'enfant, alors qu'on sait que Gary connaîtra des épisodes dépressifs. 

Laurent Seksik s'est appuyé sur de longues recherches pour recréer le monde disparu où Gary a grandi avant de s'exiler avec sa mère en France. Il a d'ailleurs eu comme lecteurs Jean-François Hangouët, directeur du Cahier de L'Herne sur Romain Gary, et nul autre que Paul Pavlowitch, petit-cousin de l'écrivain qui a endossé longtemps le personnage d'Émile Ajar (ce pseudonyme qui a valu à Gary un second prix Goncourt) à la demande de Gary qui le présentait comme son neveu. 

Le silence de Romain Gary sur son père prend un autre sens lorsqu'on sait que celui-ci a été assassiné par les nazis, comme toute sa famille et la population de Wilno. 

«Je crois à une terreur de Gary face au destin de son père, note Laurent Seksik. On n'a pas du tout cette notion-là quand on pense à Romain Gary, que lui et sa mère ont été les seuls rescapés de cet anéantissement de milliers de personnes. Son père, en quittant sa mère, a sauvé Gary. En réalité, il était terrorisé par la mort, il n'a jamais parlé de ce drame. Ne pas en parler est encore plus terrible. On ne peut pas imaginer que cet homme qui était si sensible à la barbarie, l'humanité et l'inhumanité, n'ait pas été impressionné par le destin de son père qui, comme toute sa famille, a été exterminé.» 

«Je ne veux pas résumer la vie et la mort de Gary à un événement, mais on ne peut pas imaginer qu'il n'ait pas été déterminant dans sa vie. Je pense qu'une des sources secrètes de sa vie, et de sa fin, est ce puits de souffrance dans lequel a baigné son père. Mon livre, c'est une guerre contre cette souffrance-là.»

Laurent Seksik croit que ce que le fils n'a pu sauver, alors qu'il a été un héros de la résistance pendant la Seconde Guerre, l'écrivain l'a restitué dans son oeuvre. «Il leur a fait le plus beau des tombeaux.» Seksik a dédié ce roman à son propre père, qui est mort alors qu'il écrivait les pages sur la disparition du père de Gary. Il confie que son prochain roman s'approchera de l'autofiction, abordera sa propre relation avec son père. Romain Gary s'en va-t-en guerre aurait-il été un roman préparatoire pour lui-même? «C'est possible», conclut-il.

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Romain Gary s'en va-t-en guerre. Laurent Seksik. Flammarion. 228 pages.

image fournie par Flammarion

Romain Gary s'en va-t-en guerre