Dans son dixième roman, peut-être  le plus incarné, Bertrand Gervais explore les champs de bataille de l'intime et de l'Histoire qui font de nous des blessés  de guerre en quête de fictions réparatrices.

Le couple, la famille, la société et les territoires ont toujours été des terrains minés, et chacun porte en soi son propre champ de ruines et ses blessures fantômes, en quelque sorte. C'est ce que l'on retient après la lecture de La dernière guerre, dixième roman de Bertrand Gervais, aussi professeur de littérature à l'Université du Québec à Montréal.

La dernière guerre fait écho à Oslo, son premier roman publié en 1999, où la figure du père était tout aussi importante que dans ce dernier titre. «Ça m'a intrigué moi-même d'être revenu à cette idée du père», confesse-t-il.

Car tout est parti d'un nom : Edward D. Henry. Un soldat mort à la guerre du Viêtnam. Bertrand Gervais s'est rendu au mémorial de Washington créé par l'artiste Maya Lin, ce long mur de granit noir où sont gravés les noms des soldats tombés au combat, et il a fait un frottis sur papier, en choisissant au hasard. «J'ai fait ça sans penser à rien, et après, j'ai commencé à m'intéresser à ce Henry. Car je suis un Henry moi-même, et c'est aussi le nom que j'avais donné au personnage du père dans Oslo. Ce projet m'a mené à reprendre le rapport au père, ce n'était pas intentionnel. C'est le nom qui m'a choisi!»

Dans La dernière guerre, qui a un peu des allures de road movie, le narrateur, un écrivain cinquantenaire, va lui aussi faire un frottis à ce mémorial en compagnie de sa jeune amoureuse avec qui il s'engueule souvent. Ces deux-là ne sont pas reposants, et ils sont aux prises avec leurs souvenirs de pères décevants.

«L'idée est de reprendre les guerres, la guerre dans le couple, la crise familiale, la lutte avec nos propres souvenirs, les guerres historiques. Quant à l'idée du mur de Maya Lin, je voulais raconter aussi l'expérience du mur, qui vient avec sa propre mémoire, et ça m'a amené à jouer sur pourquoi le mur, comment le mur, d'où vient le mur...»

L'écrivain détaille l'oeuvre de Maya Lin, d'une sobriété exemplaire, qui refuse toute glorification de la guerre, ce qui avait valu de sévères critiques à l'artiste - même qu'on a rajouté à ce mur quelques statues pompeuses qui dénaturent selon lui l'installation. De fait, dans La dernière guerre, Bertrand Gervais démonte toutes les tentations de l'héroïsme, même celle qui pourrait pousser son narrateur à romancer son drame familial. Le personnage est hanté par une bagarre qu'il n'a jamais osé provoquer avec son père violent. Il s'en souvient comme d'une lâcheté.

«Je me suis rendu compte que ce qui m'intéressait, c'était justement l'anti-héroïsme. Pour moi, le mur de Maya Lin joue dans cet anti-héroïsme. D'ailleurs, quand des marines et des vétérans s'opposaient au design, ce qu'ils voulaient retrouver, c'était une valorisation de leurs souffrances, par le renversement de la souffrance, donc l'héroïsme, alors que le mémorial joue sur les victimes. Ça me tentait de mettre tous mes personnages, de ce Henry jusqu'au narrateur, du côté de ceux qui reviennent de la guerre, qui sont tous blessés. Mes deux personnages principaux sont des blessés, le père est un blessé lui aussi. L'histoire est faite de blessés et non de véritables héros.»

Et la dernière guerre que nous menons tous face à la mort est une guerre perdue d'avance, rappelle-t-il.

Faire son cinéma

Le roman est truffé de références aux nombreux films sur la guerre du Viêtnam, et en particulier The Deer Hunter, avec sa fameuse scène - terrible - de la roulette russe. «Je me suis tapé plein de ces films, et ça allait complètement à l'encontre de ce que je voulais. Mais The Deer Hunter m'a vraiment fait souffrir. L'homme qui a créé la fondation pour le mémorial l'a fait parce qu'il avait vu le film, dont la leçon est que tu as beau sortir de la guerre, la guerre ne sortira jamais de toi.»

Après Comme dans un film des frères Coen, un roman acide sur la crise de la cinquantaine, Bertrand Gervais admet que La dernière guerre est un livre «post-crise», dans lequel il a mis beaucoup de lui-même. D'ailleurs, l'écrivain, qui est beaucoup plus fabuliste dans la plupart de ses romans, très influencé par ses auteurs américains de prédilection (comme Pynchon, Nabokov ou Coover), offre ici son roman peut-être le plus incarné, certainement le plus accessible. 

Cela lui vient, croit-il, de son expérience au sein du groupe La Traversée, un atelier de géopoétique, qui lui a fait explorer le quartier Hochelaga pour scruter un imaginaire du lieu physique. Une expérience, dit-il en riant, qui l'a «ouvert au réel». Et peut-être aussi à un pan douloureux de son histoire personnelle. Ce rapport difficile avec le père dans le roman, c'est un peu le sien, non? «Oui, il y a un peu de ça», concède Bertrand Gervais, récent père d'une deuxième fille, et qui n'est pas vraiment du genre à verser dans le human interest, encore moins de vouloir rendre héroïque l'utilisation de blessures personnelles à des fins littéraires. «C'est clair que ça venait de mon roman familial, que j'ai voulu y retourner. Le rapport au père... c'est pour ça que ça revient.»

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La dernière guerre. Bertrand Gervais. XYZ. 259 pages.

image fournie par XYZ

La dernière guerre