Fresque aussi impressionnante que belle, émouvante et dure, à la fois vaste et personnelle, L'immeuble Christodora de Tim Murphy n'est pas seulement un très beau roman, c'est un livre important.

En se faisant écrivain, le journaliste new-yorkais - qui traite en particulier des questions LGBT - a créé une oeuvre de beauté sur fond d'épidémie de sida, mis en exergue le courage des uns, la détresse des autres, mais aussi la lutte, les défaites, les espoirs, les morts et les (sur)vivants. Retraçant ainsi une page d'histoire dont le grand H s'amenuise avec les années.

«J'avais envie de capturer une époque et un mouvement très importants, mais que les jeunes connaissent peu», fait celui qui, séropositif et ayant eu des problèmes de consommation de drogues, a porté en lui ces ombres qui planent sur la galerie de personnages peuplant «son» Immeuble Christodora.

Joint chez lui au téléphone, il s'exprime dans un excellent français, appris d'abord à l'école - «mais c'était un français de merde, ancien et formel» -, puis perfectionné pendant cinq ans avec un ex-boyfriend originaire de l'Hexagone.

Tim Murphy, qui a aujourd'hui 47 ans, est né dans une petite ville du Massachusetts. Il est arrivé dans la Grosse Pomme au début des années 90, à sa sortie de l'université - «et du placard», ajoute-t-il en riant. Encore dans la vingtaine, il a publié deux romans, histoires typiques du passage à l'âge adulte, écrites par quelqu'un qui venait tout juste d'y poser le pied.

«Mais à cette époque, j'avais du mal avec moi-même. La drogue et... des défis personnels.» Quand il a émergé, il s'est tourné vers le «journalisme sérieux». «Et j'ai perdu mon goût pour la fiction pendant plusieurs années. Ça avait pourtant été quelque chose de très important dans ma vie».

Assez important pour qu'un jour, il se rende compte que s'il ne revenait pas à cette forme d'écriture, il serait amer. Plus tard. Trop tard. Il s'est alors lancé dans ce qui deviendrait L'immeuble Christodora.

Destins croisés

L'iconique bâtiment construit en 1928 dans l'East Village à l'intention des démunis, puis transformé en condos de luxe dans les années 80 et devenu le symbole de l'embourgeoisement du quartier, est le point du départ et d'arrivée d'un roman construit comme une tapisserie, qui court de 1981 à... 2021.

Une tapisserie, parce que les lignes de vie se croisent comme autant de fils, se mêlent, s'éloignent, se nouent. Sans que l'on sache au départ les liens que les uns ont avec les autres. Ils apparaissent - les liens, les uns, les autres, Jared et Millie, les artistes; Mateo, leur fils adoptif; Hector, leur voisin, junkie homosexuel; etc. - sans prévenir, pour mieux rester.

En ces années 80 et 90, le sida fait des ravages autour d'eux, en eux. Ils en sont témoins, victimes directes ou par proches interposés. Ils se lèveront, se feront militants. Certains tomberont au combat. D'autres ne baisseront jamais les bras.

Cette tapisserie, Tim Murphy la tisse au moyen d'un va-et-vient temporel. Pas de linéarité ici: «Je suis fasciné par le temps, la mémoire et la manière dont on voit le passé ou le futur à travers le prisme du présent.» 

«Je voulais que le livre possède ce sens du temps qui fuit, de nostalgie, de regret. Le passé est comme une ombre très longue sur le présent, on ne peut y échapper.»

Son premier jet, il l'a écrit pendant les week-ends. «En semaine, j'étais occupé par le boulot, les deadlines», fait celui dont l'un des grands défis a été de rester dans la fiction, d'éviter le piège du grand reportage, la matière première de son livre étant celle qu'il traite en tant que journaliste. L'avantage de la situation, par contre, était de posséder une connaissance viscérale, profondément humaine, sur le terrain, de son sujet. De ses sujets. Ces gens vivant avec le sida, ces autres qui prennent soin d'eux, ces chercheurs, ces militants. Des hommes. Des femmes, minorité au sein d'une minorité, qui ont dû crier plus fort encore que les autres. Des enfants.

Un monde sombre

«J'ai travaillé très fort pour trouver l'équilibre entre les faits et la fiction. Pour créer des personnages possédant une vie intérieure tout en insérant sur leur parcours ce qui s'est vraiment produit. Sans faire trop didactique, je voulais parler de l'activisme, parler des efforts mis dans la recherche, des espoirs et des déceptions.»

Il a reçu tout cela au visage quand il est arrivé à New York. Il avait 26 ans. «Il était impossible pour moi d'ignorer ce qui se passait dans le monde gai, c'était un monde très sombre et plein de peurs. Soit on était contaminé, soit on ne l'était pas et on avait peur de le devenir. C'est un état qui a influencé les relations sexuelles et sociales», fait celui qui, vu son âge, fait partie de «la génération qui a suivi celle de ceux dont la vie a été bouleversée par la maladie. Nous, nous avons plutôt grandi avec le safe sex».

Une ère d'incertitude

Qu'il en ait été acteur de premier ou de second plan, cette époque est encore visiblement très présente en Tim Murphy. C'est avec émotion qu'il évoque «l'héroïsme face à la mort et à la haine» de ceux qui ont traversé cette période qui est, déjà, presque oubliée par beaucoup. L'immeuble Christodora, il l'espère, contribuera à raviver les souvenirs ou à remettre les projecteurs sur ces années sombres.

«Je crois que le livre résonne aujourd'hui plus encore qu'il y a deux ou trois ans, car nous venons d'entrer, aux États-Unis, dans une ère de vraie peur et d'incertitude à cause de ce président de merde. Mais du coup, c'est aussi un moment où il y a un regain d'activisme et de mobilisation.»

Oui, Tim Murphy était parmi les manifestants lors de la prestation de serment de Donald Trump. Oui, il était le lendemain de la marche des femmes. Il est et il sera encore du combat.

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L'immeuble Christodora. Tim Murphy (traduction de Jérôme Schmidt). Plon, 445 pages.

Photo William Sauro, Archives The New York Times

L'immeuble Christodora, construit en 1928 dans l'East Village à l'intention des démunis, a été transformé en condos de luxe dans les années 80. Sur la photo, l'iconique bâtiment en 1985.