Dix ans après les attentats du 11-Septembre, la ville de Kaboul en Afghanistan a des allures de Far West, et on suit une enquête qui tente d'élucider pourquoi trois étrangers ont été tués dans une voiture piégée. Mais qui sont tous ces missionnaires, militaires, mercenaires et reporters qui débarquent dans ce pays martyr, et qu'est-ce qui les anime? L'écrivain globe-trotteur Deni Ellis Béchard pose des questions cruciales dans son roman le plus ambitieux à ce jour. Un regard sur notre temps et un incontournable de la rentrée.

Nous rencontrons Deni Ellis Béchard alors que sa traductrice, Dominique Fortier, vient tout juste de remporter le Prix du Gouverneur général pour son roman Au péril de la mer. Il ne tarit pas d'éloges envers elle et se sent privilégié de profiter de la plume de sa collègue chez Alto.

«Privilèges» est un mot qui reviendra souvent dans sa bouche tout au long de cette interview. Deni Ellis Béchard est un écrivain engagé, qui a écrit des essais sur le Congo (Des bonobos et des hommes) ou sur le racisme envers les autochtones (Kuei, je te salue, en collaboration avec Natasha Kanapé Fontaine), mais il est parfaitement conscient qu'il incarne ce qu'il écorche dans son dernier roman. Un homme, blanc, aventurier, libre, qui a sillonné la planète dans une soixantaine de pays, où il a partagé son temps entre l'écriture de romans et de reportages. Qu'on ne s'étonne pas que Dans l'oeil du soleil s'ouvre sur un extrait de l'Ecclésiaste - «Vanité des vanités! Tout est vanité» -, car c'est cette vanité qu'il traque en lui-même... et dans ses personnages.

«Il faut se critiquer, croit-il. Les gens font souvent erreur sur ce que cela veut dire, être écrivain. Ils pensent qu'il faut défendre ce qu'on est. Pour moi, ce n'est pas ça. Je n'écris pas pour me défendre, mais pour évoluer, en quelque sorte. Pour me transformer, pour me déconstruire.» Aujourd'hui, sa conception de la masculinité, dit-il par exemple, n'est pas ce qu'elle était il y a cinq ou dix ans.

«Je suis surtout très critique et attentif à la manipulation des faits pour faire la promotion de soi-même. Je me moque de moi dans ce livre, parce que c'est ma propre ignorance qui est en jeu. À mon avis, un livre doit être un peu imparfait, on doit voir les bouts où l'écrivain se bat avec ses questions. C'est ça, la littérature.»

Au sujet de l'autopromotion, il a écrit un article percutant dans The Paris Review, «Before the Blast», dans lequel il analyse comment les expatriés «façonnent leurs existences en ligne» pendant qu'ils sont en zone de guerre. «Chaque guerre a sa signature, note-t-il. Celle de l'Afghanistan coïncide avec la montée des médias sociaux.»

Mais dans son roman, Deni Ellis Béchard va beaucoup plus loin et tente de remonter à la source de ces «Icare modernes», en Afghanistan, prêts à risquer leur vie pour lui donner du sens, et qui font face à ceux qui sont prêts à tout pour sortir d'une terrible réalité qui n'est somme toute que fantasmée par ces expatriés. Le personnage principal enquête sur trois victimes qui sont moins victimes qu'on ne pense au départ: Alexandra, avocate québécoise, Justin, missionnaire religieux qui enseignait dans une école afghane, et Clay, ancien militaire reconverti dans les services de sécurité. Au milieu d'eux, Idris, un jeune Afghan qui rêve de refaire sa vie ailleurs. Ce sont tous des personnages tragiques à leur façon, emportés dans le tourbillon de l'Histoire.

Futilité du pouvoir masculin

Quand Deni Béchard est allé pour la première fois en Afghanistan, en 2009, c'était pour comprendre. Ce fils d'un père québécois et d'une mère américaine (il a raconté ses origines dans Remèdes pour la faim) se demandait ce qu'on faisait là.

«Je n'avais pas imaginé une situation aussi coloniale, se souvient celui qui ne s'est pas fait de nouveaux amis avec ce livre. L'impression du Wild West américain. Une ville champignon qui apparaissait, les missionnaires et les mercenaires qui arrivent tout d'un coup, les gens qui veulent s'enrichir très rapidement. En 2001, la population de Kaboul était d'environ 600 000 personnes, et aujourd'hui, on approche de 6 millions. C'est l'une des villes qui grossit le plus rapidement dans le monde.»

Il a passé huit mois en Afghanistan à observer la situation, fasciné par la culture en vase clos des étrangers - tout en en faisant partie. 

«On ne pense pas aux civils comme à des soldats, et pourtant, on joue un rôle. C'est presque impossible de ne pas le jouer. Ce qui m'a marqué, c'est la communauté d'"expats" qui disaient qu'ils allaient sauver l'Afghanistan, imbus de leur importance... Ça ressemblait à l'Empire britannique colonial, avec l'homme blanc caché derrière des murs, qui ne peut survivre sans ses serviteurs.»

Inspiré par Le soleil se lève aussi d'Ernest Hemingway, qui a lui-même décrit la communauté d'expatriés américains d'après-guerre en Europe, Deni Béchard constate que «dans l'histoire de l'Amérique du Nord, on devient Américain en marge de la société» et estime avoir écrit un roman classique de «la frontière», cette frontière étant aujourd'hui l'Afghanistan. «On devient de vrais Américains en allant chez l'autre et en se montrant plus forts que l'autre.» Un mythe tout aussi excitant que toxique.

Il pense aussi avoir écrit un roman sur la futilité du pouvoir masculin. «Nous sommes dans une société amoureuse de ce pouvoir, qui est constamment devant nous. La plupart des hommes ne sont pas "alpha", mais s'imaginent l'être, en regardant la télévision, les journaux, tout ce qui les entoure. Aux États-Unis, on ne peut pas être plus haut dans la société que lorsqu'on est un ancien guerrier. On n'a qu'à regarder la campagne présidentielle : une femme comme Clinton doit être parfaite, alors qu'un homme peut être comme Trump. Cette campagne montre vraiment comment on traite les femmes.»

Avant d'aller triomphalement sauver la femme afghane, Deni Béchard croit qu'on devrait regarder dans notre propre cour.

«On a un pays qui veut aller à l'étranger pour parler des droits de l'homme, des droits des femmes, de la démocratie, tandis que chez nous, il y a des violences contre les femmes, les minorités, les pauvres, et on n'arrive pas à régler ça. La façon dont on raconte le pays est différente de la réalité que nous vivons, et ça veut dire qu'un jour, cette narration va s'effondrer. Parce qu'elle est trop loin de la réalité. Je pense que c'est plus facile de transformer le monde en se transformant soi-même, et que si l'Amérique du Nord réinvestissait dans ses politiques, essayait de déconstruire le racisme, la violence envers les femmes et voulait vraiment offrir le meilleur à tous ses citoyens, les autres pays voudraient nous imiter.»

L'écrivain fait ce qu'il dit, puisqu'il est en train d'écrire son prochain roman, qui portera sur le fait d'être un homme blanc. «Parce que je pense que c'est urgent. Et important. Les Blancs ont vécu des centaines d'années sans réfléchir là-dessus.»

Désespoir de l'Ouest

Un sentiment de fin du monde traverse tous les personnages de Dans l'oeil du soleil, qui agissent comme s'ils étaient les derniers humains de leur génération. Mais, vanité, tout est vanité, et le soleil continuera de se lever, finalement. Nous sommes tous menés par les fictions que nous nous inventons, croit Deni Béchard.

«Pour moi, ce livre touche un peu le désespoir de l'Occident, ses rêves qui n'ont pas rapport avec la réalité, alors qu'on n'arrive pas à gérer nos propres problèmes. Si on observe vraiment les gens, tout le monde a peur de quelque chose, tout le monde prend des risques à sa façon. Aller en zone de guerre ou tromper sa femme... (rires). On a tendance à croire que nos désirs viennent de nous, mais c'est l'inverse, nous venons de nos désirs. Et on écrit des histoires pour expliquer ce qu'on fait. Je ne connais personne qui ne se raconte pas d'histoires.»

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Le dernier roman de Deni Ellis Béchard, Dans l'oeil du soleil, explore les motivations troubles d'expatriés occidentaux en Afghanistan.