Salué comme un des plus grands romanciers de l'Amérique moderne par le magazine Time, Jonathan Franzen confirme avec Purity son immense talent d'explorateur de l'âme humaine. La Presse l'a rencontré en exclusivité à New York.

Quand il est à New York, Jonathan Franzen - qui vit principalement en Californie - habite à trois coins de rue du Metropolitan Museum, dans un édifice comme il y en a des centaines dans l'Upper East Side. Un majordome posté à l'entrée confirme que vous êtes bien attendu et à la sortie de l'ascenseur, au 10e étage, la porte de l'appartement G s'ouvre avant même qu'on ait frappé.

Dans le vestibule, le réalisateur Todd Field et l'acteur Daniel Craig, alias James Bond, attachent leurs chaussures. «Ils vont aller manger une bouchée pendant l'entrevue», explique Jonathan Franzen. Les trois hommes travaillent à l'adaptation pour la télé de Purity à laquelle le réseau Showtime s'est montré intéressé. Daniel Craig incarnera Andreas Wolf, un des personnages du roman, une sorte de Julian Assange allemand au passé trouble et à l'ego surdimensionné.

Dans le monde littéraire, Jonathan Franzen est une superstar. Une superstar qui ne fait toutefois pas l'unanimité. Son refus en 2001 de participer au club de lecture de la célèbre Oprah Winfrey pour son roman Les corrections - qui lui a valu le National Book Award, en plus d'être finaliste pour le Pulitzer - a pratiquement signé son arrêt de mort auprès d'un certain public qui l'a qualifié de snob et d'élitiste.

L'animatrice, qui l'a boudé quelques années, a toutefois rendu les armes devant son incontestable succès et l'a invité à nouveau pour le roman suivant, Freedom, en 2010. Mais l'incident lui a malheureusement collé à la peau. Franzen est également la cible préférée de plusieurs féministes qui critiquent son succès et voient en lui l'incarnation du «mal».

«La une du Time ne m'a pas aidé et je comprends. Je représente tout ce qu'il fait bon détester aujourd'hui: un homme hétérosexuel blanc qui jouit de ses privilèges et qui a du succès. Moi aussi j'aurais détesté n'importe quel écrivain qui se serait trouvé sur cette première page.»

L'écrivain et son public

Depuis la sortie des Corrections, Jonathan Franzen jouit d'une immense popularité et croule sous les prix et les reconnaissances. Il est le Philip Roth ou le Norman Mailer de sa génération. Il écrit des briques de plus de 500 pages (les Américains disent des «door stoppers»). Et sa notoriété dépasse les frontières des États-Unis. Il est traduit en 35 langues. Purity, son cinquième roman publié en 2015, paraît ces jours-ci en français dans une traduction adaptée pour le Québec aux éditions du Boréal.

Purity met en scène cinq personnages, dont Pip, une jeune femme de 23 ans, et sa mère, avec qui elle entretient une relation fusionnelle. La jeune femme, qui cherche désespérément à connaître l'identité de son père, croisera le chemin d'Andreas, de Tom, un reporter idéaliste, et de sa compagne Leila, journaliste d'enquête. Ces cinq vies vont s'enchevêtrer sur deux époques et deux continents dans une histoire qu'on dévore comme un thriller.

«Au départ, je voulais raconter l'histoire de Tom et de sa première femme Anabel, explique Franzen. Je voulais raconter cette relation tordue inspirée de ce que j'ai déjà vécu. Quand j'écris, ce sont les personnages qui viennent en premier, pas l'histoire. Le personnage d'Andreas était dans mon esprit depuis que j'ai habité à Berlin il y a 30 ans. Et je savais aussi que je voulais parler de la Californie, car je passe beaucoup de temps là-bas et que j'y connais des gens tellement extraordinaires. Alors j'ai inventé une histoire folle pour relier tout ça.»

Purity est un roman qui parle d'idéalisme. Celui d'une société à la recherche de la vérité et de transparence, mais où le secret et les manipulations dictent souvent les actes des protagonistes qui cachent tous quelque chose. Faut-il y voir un constat sur la société américaine? On dit souvent de Franzen qu'il est synchro avec son époque, que ses romans sont des baromètres de l'Amérique. Or l'écrivain s'en défend: «Quand les gens me disent: "Ah vous écrivez sur tel ou tel aspect de la société américaine...", je leur réponds: "Je suis content que vous le pensiez, mais ce n'est pas ça." J'écris sur ce que je vis et ce que j'observe. Il n'y a pas de message dans mes livres.»

Raconter les vraies choses

C'est l'individu qui intéresse Jonathan Franzen. Or en 2016, l'individu évolue dans un environnement où les réseaux sociaux occupent beaucoup de place. «Il y a quelque chose d'intéressant à observer la compulsion qu'ont les gens à partager et s'exposer comme ils le font, observe l'écrivain. Je demeure convaincu que les gens n'exposent pas ce qui est vraiment une source de honte pour eux. Je crois même que paradoxalement, les gens sont plus honteux aujourd'hui que par le passé, car ils n'ont pas de lieu pour exposer cette honte. Si vous passez votre journée en ligne, là où tous les gens sélectionnent avec précaution ce qu'ils exposent et ce qu'ils disent, vous vous sentirez encore plus seul avec ce qui vous rend honteux. C'est là qu'entre en jeu l'écrivain. Je crois que c'est une fonction de la littérature de faire en sorte que si vous prenez un livre dans lequel l'écrivain aborde les vraies affaires ("hot stuff"), celles dont personne n'ose parler, et qu'il rend cette chose agréable à lire, et que vous vous sentez moins seul quand vous le lisez, alors il aura atteint son but.»

La honte est un sujet qui revient souvent dans notre conversation. C'est ce sentiment, avoue Jonathan Franzen, qui l'a poussé à écrire ses mémoires à l'âge de 40 ans.

«Avec le désastre de l'affaire Oprah Winfrey, j'ai été exposé involontairement et j'avais honte. Je voulais dire aux gens: "Vous pensez que vous me connaissez, mais vous ne me connaissez pas. Voilà qui je suis." Et puis j'ai réalisé que j'avais honte de tellement de choses dans ma vie: honte de qui j'étais à 8 ans, à 14 ans, au secondaire et au collège. En écrivant, j'ai réalisé que je n'étais pas obligé de me répandre ou de tout garder pour moi, que je pouvais écrire quelque chose de drôle qui exorciserait ma honte en quelque sorte, et c'est ce que j'ai fait. La honte n'est pas disparue pour autant, mais elle est devenue tolérable.»

C'est, selon lui, le rôle du romancier de jouer à l'alchimiste. «Tout ce qui nous arrive dans la vie n'est pas nécessairement du matériel à roman, mais le romancier, lui, prend cela et l'exagère et le transforme en une expérience intense et prenante afin d'atteindre l'objectif fondamental: que le lecteur ait le sentiment que quelqu'un d'autre a été là et a vécu ce qu'il a vécu.»

Fan d'Elena Ferrante

Ce sentiment, Franzen dit l'avoir vivement ressenti en lisant les romans d'Elena Ferrante. «Quand j'ai lu la série napolitaine de Ferrante, j'ai ressenti un immense sentiment de reconnaissance, dit-il. L'amitié est très importante pour moi, je n'ai jamais eu d'enfants, je n'ai plus de parents, ma vie est composée essentiellement d'amis. Ferrante décrit tellement bien l'amour et les tensions vécues dans une relation amicale très proche, je n'avais jamais rien lu de semblable auparavant.»

«Je pense que c'est ce qui fait un grand écrivain, ajoute-t-il. On croit que tout a été fait en fiction, que tout a été écrit et le grand écrivain te dit: non, il y a tout un pan de la réalité que tu ne connaissais pas et qui vaut la peine d'être écrit et je vais te le raconter.»

Et ainsi, mine de rien, en parlant d'une autre, Franzen décrit parfaitement ce qui fait de lui un des plus grands écrivains de son époque.

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Purity. Jonathan Franzen. Traduit par Olivier Deparis. Boréal, 752 pages. En librairie le 10 mai.

IMAGE FOURNIE PAR LA MAISON D'ÉDITION

Purity, de Jonathan Franzen