En librairie, le philosophe Frédéric Lenoir est un succès instantané. Deux jours après sa sortie au Québec, son nouveau livre, La puissance de la joie, était déjà parmi les plus vendus. Entretien avec cet historien des religions, auteur d'une quarantaine d'ouvrages, qui refuse le titre de gourou.

Pourquoi vous êtes-vous intéressé à la joie?

Après avoir écrit une enquête philosophique sur le bonheur, j'ai réalisé qu'il y avait un autre courant dont j'avais moins parlé et qui me ressemble beaucoup plus, un courant qui dit: ne cherchons pas à éliminer la souffrance, mais cherchons plutôt à cultiver la joie, à la développer. Car la joie nous aide à traverser les peines et la souffrance de l'existence. Je trouve ce courant beaucoup plus adapté à notre époque et à ce que nous sommes.

Qu'est-ce qui nous empêche de ressentir de la joie?

Quand on voyage dans la plupart des autres régions du monde, la joie de vivre est extrêmement présente chez les adultes et même chez les gens très pauvres. Tous les enfants sont naturellement dans la joie de vivre et je me suis posé la question: pourquoi la perd-on en Occident? C'est parce qu'on attache énormément d'importance à notre petit moi, à notre ego. Et donc on considère que la vie doit répondre à nos aspirations alors que dans d'autres parties du monde, les gens ne pensent pas comme ça. Ils disent: la vie est comme elle est.

On dira que c'est du fatalisme, mais c'est une forme d'acceptation de la vie telle qu'elle est, alors que nous, nous sommes toujours à revendiquer les choses. On aime la vie quand elle correspond à nos aspirations, sinon on râle.

Est-ce que la lucidité et le fait d'être informé de tout ce qui va mal dans le monde est compatible avec la joie?

On identifie le monde aux journaux télévisés qui nous montrent tous les malheurs : les guerres, le terrorisme, etc. Ce n'est pas le monde. Dès que vous voyagez, vous voyez qu'il y a des gens heureux partout. Le monde va beaucoup mieux qu'il y a 50, 100 ou 200 ans. La misère a reculé, l'éducation et l'égalité progressent partout. Il y a des quantités de maladies qui ont été éradiquées, la sensibilité aux droits de l'homme est beaucoup plus forte.

Il faut relativiser. Il y a du malheur sur la terre et il y en aura toujours et ce n'est pas une raison de ne pas être heureux. Notre malheur n'apportera rien au malheur du monde. Alors que si on est dans la joie, cela nous donne envie de nous engager, d'aider les autres. Il y a une dimension altruiste qui nous place dans la compassion. Donc, si on veut vraiment améliorer les choses dans le monde, vaut mieux être joyeux que déprimé.

Ça s'apprend, la joie?

Ça s'enseigne. Je donne des ateliers philosophiques aux enfants et je suis en train de développer une méthode qui mêle méditation et philosophie pour les enfants de 6 à 11 ans. Quand je leur pose la question: "Qu'est-ce qui vous rend heureux?", la plupart me répondent "Réaliser mes désirs". C'est ce qui domine.

J'étais en Guadeloupe avant de venir ici, dans une région beaucoup plus pauvre, dans une école publique fréquentée par des petits enfants noirs de la classe populaire. À l'exception d'un enfant, tous m'ont répondu que ce qui les rendait heureux, c'est de rendre heureux leurs proches. Ces enfants étaient rayonnants, on voit qu'ils ont été éduqués dans une culture du don, du partage. L'éducation est centrale dans la prise de conscience que notre bonheur se passe avec les autres.

Est-il trop tard pour les adultes?

Je crois que c'est plus difficile, mais c'est possible quand même. On peut réapprendre l'attention parce qu'on s'aperçoit que dans nos vies super actives, on n'est pas présent, on fait plein de choses à la fois. On fait le repas, on supervise les devoirs des enfants, on écoute la radio tout en pensant à ce qu'on n'a pas eu le temps de faire durant la journée et du coup, il n'y a aucune joie. La joie ne peut venir que dans la qualité de présence à soi-même et aux autres. On n'appréciera pas le rayon de soleil si on pense à ses impôts.

Vos livres sont très populaires. Croyez-vous que cette réception traduit un besoin profond, ou est-ce circonstanciel, parce que nous traversons une période difficile de l'histoire?

Avant, les gens étaient satisfaits uniquement par le monde matériel, ils ne cherchaient pas autre chose. À partir du moment où on s'aperçoit que le monde matériel est très instable - et la crise économique a provoqué cette prise de conscience -, on comprend qu'il faut chercher le bonheur ailleurs.

Je ne juge pas les motivations des gens, mais je constate qu'il y a un vide de sens qui explique le retour de la philosophie, de la psychologie... Ce ne sont pas des idéologies, mais plutôt des propositions rationnelles qu'on peut s'approprier. Chaque individu recherche une façon de donner un sens à sa vie. La philosophie, tout comme le bouddhisme et la psychologie positive, nous permet d'avoir des réponses adaptées à chaque individu. Avec cette idée très importante qu'on changera le monde en se changeant soi-même. Le premier qui l'a dit, c'est Spinoza au XVIIe siècle, sauf qu'il n'a pas été entendu.

Qu'est-ce que les gens viennent chercher quand ils assistent à vos conférences, quand ils lisent vos livres?

Ce que j'apporte de particulier, c'est un référencement philosophique. Je ne veux pas rester seulement dans le conseil de croissance personnelle, même si j'assume complètement le fait que je donne aussi des conseils de vie. Je reçois des mails de gens qui me disent : j'avais un cancer, ça m'a aidé à me battre; mon mari est mort, j'ai pu faire le deuil grâce à tel livre. C'est très bouleversant de voir à quel point des ouvrages peuvent être soutenants. Les gens cherchent des points d'appui, des boussoles.

Vous sentez-vous une responsabilité?

Ça me pèse. Il y a des gens qui cherchent des gourous qui donnent des réponses à tout. Des gens me demandent: pouvez-vous m'accompagner? Je réponds non systématiquement. Je ne suis ni un psy ni un gourou ou un confesseur. Je fuis les rencontres personnelles avec mes lecteurs parce que je me rends compte qu'ils m'idéalisent totalement. Quand je fais un séminaire devant des gens, je commence par dire: je ne suis pas un maître spirituel. J'explique des choses, je donne des clés qui peuvent vous aider, mais moi-même je chemine, je n'arrive pas tous les jours à vivre l'instant présent et à être dans la bienveillance...

Une fois, j'entends une dame dans la première rangée qui dit: «Quelle humilité, ça prouve que c'est un grand maître spirituel» [rires]. Bref quand on veut un gourou, on le trouve, mais moi je fais tout pour ne pas cultiver ça. J'aide plutôt les gens à réfléchir par eux-mêmes.

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La puissance de la joie. Frédéric Lenoir. Fayard, 216 pages.

Photo fournie par Fayard

La puissance de la joie, de Frédéric Lenoir