Cinq ans après le formidable HHhH (Goncourt du premier roman), Laurent Binet, 43 ans, nous revient avec La septième fonction du langage, un roman aussi brillant que jubilatoire sur la sémiologie, la linguistique et autres... plaisirs.

Le point de départ: et si Roland Barthes n'avait pas (bêtement) succombé à un accident (il a été renversé par une camionnette le 25 février 1980), mais qu'il avait été victime d'un meurtre? Après tout, il sortait d'un déjeuner avec François Mitterrand. Qu'avaient bien pu se raconter les deux hommes?

Laurent Binet l'a imaginé. Et a mis l'illustre sémiologue en possession d'un texte décrivant la septième fonction du langage - alors qu'il en existe «officiellement» six, selon l'Essai de linguistique générale de Jakobson. Une fonction qui ferait du langage l'arme ultime. Toute-puissante. Rien de moins. Si ce n'est pas une raison suffisante pour tuer!

Aride, le sujet? Pas si vous mettez l'enquête entre les mains d'un inspecteur bourru comme il se doit et d'un jeune maître de conférence qui enseigne la linguistique. Que vous leur faites croiser les Michel Foucault, Philippe Sollers, Julia Kristeva, Umberto Eco et autres Bernard-Henri Lévy qui, pour passer incognito, ira même jusqu'à porter une chemise noire (ça donne une idée du ton). Et que vous les entraînez de Paris à Naples en passant par Bologne, Venise et Ithaca.

La Presse a parlé à celui dont le roman vient de remporter le prix FNAC et est de la première sélection du Renaudot.

Quel est le point de départ de ce roman?

Mon amour de Barthes. Le Barthes structuraliste, surtout, m'a formé intellectuellement et m'a appris mon métier de prof de français. De l'oeuvre, je me suis intéressé à l'homme; et de sa vie, je me suis intéressé à sa mort. Par ailleurs, il y a sa science, la sémiologie, qui est la science des indices. Et qui était sémiologue avant l'heure sinon... Sherlock Holmes?

Ce n'est donc pas par accident que le jeune prof de linguistique qui participe à l'enquête s'appelle Simon Herzog et porte les initiales S.H.

Exactement. Quant au détective avec qui il fait équipe, il s'appelle Jacques Bayard. Carrément la francisation de Jack Bauer. Je me suis d'ailleurs amusé à construire toute la partie se déroulant à Bologne comme une saison de 24. Elle se déroule en une journée, les heures y sont égrenées et Bayard... bien, s'y comporte comme Bauer.

J'aimerais vous entendre sur les rapports entre la réalité et la fiction, puisque vous jouez avec les deux, entre les deux, dans votre roman.

Ce que je n'aime pas, c'est quand on fait comme si ce rapport n'était pas problématique. Soit on raconte une histoire vraie en s'attardant à la réalité des faits, soit on exhibe ce rapport problématique. Entre les deux, ça ne m'intéresse pas tellement. Soit je fais HHhH, et je m'attache à la vérité historique. Soit au contraire j'exhibe la rivalité entre la réalité et la fiction, l'ambition fictionnelle qui est de toujours un peu supplanter le réel. Tolstoï, par exemple, avait envie que Guerre et Paix supplante la retraite de Russie de Napoléon. Et il l'a fait. Dans l'imaginaire des gens, la réalité, c'est Guerre et Paix et rien d'autre. La mission hégémonique de la fiction est une espèce de coup d'État par rapport à la réalité. J'ai voulu montrer ça ici, de façon parodique, en transgressant un code non écrit qui est «on ne change pas les grands événements». J'ai décidé qu'au contraire, j'allais faire diverger mon roman de l'histoire officielle.

Pour diverger, il faut savoir. Vous connaissiez déjà l'oeuvre des gens qui passent dans votre roman ou vous avez fait beaucoup de recherches?

Il m'a fallu cinq ans pour faire ce livre. J'ai fait des recherches monumentales... mais ça fait partie du plaisir. J'adore ça. J'apprends. Puis, je me casse la tête pour trouver comment intégrer ce que j'ai trouvé à mon récit.

Et vous avez poussé le... plaisir - et la recherche - jusqu'à mettre leurs propres citations dans la bouche de vos personnages non fictifs.

C'est un geste culturaliste de prendre des citations réelles, de les extraire de leur contexte et de les redistribuer sous forme de dialogues, de les transposer d'une situation à une autre. Par exemple, la scène de Foucault dans le sauna gai. Tout le monde me parle de la fellation, mais personne n'a souligné que ce que raconte Foucault, c'est des extraits de son Histoire de la sexualité ou de son cours au Collège de France sur la sexualité dans l'Antiquité grecque. Je voulais voir si on pouvait rendre vivante une parole au départ très académique, insuffler la vie orale à des textes écrits.

Est-ce parce que vos thèmes centraux pourraient passer pour arides que vous utilisez ainsi des personnages fictifs aussi... typés, et que vous avez construit votre récit sur la structure d'un roman policier?

Je pense que ça correspond plutôt simplement à moi. Les gens de ma génération sont constitués d'un mélange de culture savante et de culture populaire. J'ai lu les grands classiques, j'ai dévoré Balzac... mais je ne sais pas si j'aurais encore la patience de le lire aujourd'hui. Aussi, je suis façonné dans mon rapport à la narration par toutes ces séries américaines. Le rythme que j'y trouve, j'ai envie de l'imprimer.

En terminant, comment qualifieriez-vous votre roman? Inclassable?

C'est un roman policier mais aussi un roman d'espionnage, un roman picaresque et un métaroman. Alors, allons-y pour un roman baroque, qui se décrit justement par le mélange des genres.

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La septième fonction du langage. Laurent Binet. Grasset, 494 pages.