Anaïs Barbeau-Lavalette a osé. La femme qui fuit, c'est sa grand-mère, Suzanne Meloche, femme de Marcel Barbeau, mère de Manon. Anaïs ne savait presque rien d'elle. Alors, elle l'a inventée en écrivant le roman de sa vie et en revisitant l'époque charnière de Refus global. Marchant sur un fil mince entre réalité historique et pure fiction, la cinéaste-écrivaine funambule a accouché de son quatrième bébé, sa grand-mère. Elle la tutoie dans ce livre émouvant pour s'assurer que, cette fois, cette femme libre ne se défilera pas.

Quel genre de contraintes se pose-t-on quand on écrit sur quelqu'un de connu qui nous est proche et quand on décide d'en faire un roman et non un récit?

J'ai décidé de me donner la permission d'inventer la grand-mère que je n'ai pas eue. C'est un mouvement très personnel, même s'il est tronqué parce que ça s'inscrit dans notre histoire collective. Mais ça, je ne l'ai pas choisi. Si elle n'avait pas été un personnage historique, j'aurais aussi souhaité combler le trou. Mon intérêt pour cette histoire, qui va de 1926 à nos jours, a été réveillé à sa mort. Je me suis donné le droit de faire vivre tous les personnages qui sont en constellation de cette grand-mère. J'ai fait beaucoup de recherches. J'ai embauché une détective [la journaliste Louise-Marie Lacombe]. Je devais aussi leur donner une odeur et une façon de bouger. Je ne voulais pas qu'ils parlent comme des livres d'histoire. J'avais le goût qu'ils aient l'air de p'tits culs perdus dans leur époque pour que leurs gestes deviennent compréhensibles. Oui, j'ai eu des petits moments de vertige où je me suis questionnée sur le droit que j'avais de le faire. J'avais envie de réparer un trou dans mon histoire pour ma fille et les lecteurs que ça intéresse. Pour l'histoire et l'aventure d'une femme atypique.

Une femme qui décide de laisser mari et enfants à une époque où cela était impensable, voire sacrilège...

Ma grand-mère était comme un fantôme que j'haïssais quelque part. Elle avait laissé ma mère. Je me suis donné la permission de la rencontrer et d'en faire une femme. Ça m'a vraiment réconciliée avec elle et notre histoire. Elle avait 26 ans et avait le violent désir de créer et la possibilité de le faire, sans endroit pour le faire. Le mari vit de son art, mais pas elle. Alors elle sacre son camp. C'est dur à nommer pour moi parce ça remue beaucoup de souffrance. Ça se transmet d'une génération à l'autre, mais il y avait quelque chose de courageux là-dedans.

Étant donné que ces personnages font partie de l'histoire du Québec, les gens vont se demander ce qui est vrai dans tout ça.

Je n'ai pas le goût de démêler tout ça. C'est un roman basé sur une histoire vraie que j'ai mis plusieurs années à construire. J'ai déterré comme une archéologue pour retrouver de la correspondance, des objets et des témoignages. Après, l'élan premier, c'est inventer cette femme qui a manqué à ma mère et qui m'a manqué par ricochet. Moi qui ai maintenant trois enfants, je me suis questionnée sur le fait que mes deux grands garçons ont l'âge des enfants de Suzanne quand elle les a abandonnés. Ça reste incompréhensible pour moi et c'était le plus difficile à écrire. Je l'ai réécrit de toutes les façons possibles en étant trop dans ma tête parce que je n'étais pas capable de me brancher là-dessus. Mon corps ne le comprend pas. C'est trop dur émotivement. Mais c'était nécessaire parce que j'ai compris la blessure que cela avait faite à ma mère et à elle.

Le roman est une entreprise de construction et de ta compréhension d'une femme avide de liberté, non?

C'est comme si j'avais voulu rattacher la famille et le besoin de liberté. Oui, je suis très active. Je travaille et j'ai trois enfants, mais ce n'est pas vrai que c'est facile. Je ne ris pas tout le temps dans la vie. Mais c'est vrai que je travaille à ce que cela puisse exister. Pour moi et dans un idéal, j'en ai manqué, de ce type de modèle. On m'a beaucoup dit que ce n'était pas possible d'être une créatrice et une mère en même temps. J'ai le goût de dire que c'est possible sans être une superhéroïne. C'est difficile, mais j'ai beaucoup d'aide.

À la lecture et à voir que les choses ne changent pas si vite, on se demande: quand les femmes seront-elles vraiment libres?

S'il y a quelque chose qu'on ne pourra jamais m'arracher, c'est la liberté. En cherchant à rencontrer cette grand-mère que je me suis en partie inventée, je me suis rendu compte que je lui devais ça, cette liberté, ça coulait fort dans ses veines. Assez pour dire, à l'époque de Duplessis, «Je me casse». C'est la pire chose au monde. J'ai hérité de ce sens aiguisé de la liberté. Mais, contrairement à elle, j'ai pu terminer le livre en écrivant: «Je suis libre ensemble, moi.»

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La femme qui fuit. Anaïs Barbeau-Lavalette. Marchand de feuilles, 374 pages.