Dans la main, c'est un tout petit livre. L'exact contraire d'un roman-fleuve en dépit de son titre: Le fleuve. Ce premier roman de la comédienne Sylvie Drapeau compte en effet 70 pages. Exactement 70 pages remarquablement «écrites», qui mêlent le Saint-Laurent, la famille, la mort, la beauté, la Côte-Nord, la petite enfance (la narratrice a 5 ans), la forêt, les mouches noires, le «Sud» si doux (la région de Mont-Joli...), le deuil, la lumière. Sans cliché ni gnangnan. Juste un roman, un vrai.

Surprenant? Actrice-phare dans tous les sens du terme, véritable icône de la scène et du grand écran depuis trois décennies, Sylvie Drapeau avait par le passé cosigné quelques textes forts: la pièce de théâtre Avaler la mer et les poissons (avec Isabelle Vincent), l'essai Voir de l'intérieur (sur le théâtre, avec Martine Beaulne)... Et puis, au fil des années, a émergé, par elle seule écrit, un roman.

L'image n'a rien de poétique, mais ce poids plume de roman, signé Sylvie Drapeau, a pourtant quelque chose du fichier compressé, si cher à l'informatique: il est tout léger pour mieux, une fois ouvert, se déployer et occuper toute la pensée, toute la mémoire.

En voici quelques «données».

Le titre

Extrait: «Il y a toujours eu le fleuve. [...] Immuablement présent dans le paysage de l'enfance, il faudra pourtant un jour le longer pour quitter la Côte-Nord et atteindre le sud-ouest et ses grandes villes, qui te demeureront à jamais inconnues. Mon frère. [...] C'est que, tu vois, la vie d'adulte sera devenue pour nous, la meute, une succession d'allers-retours entre son embouchure large et sauvage et son rétrécissement civilisé.»

«Au départ, explique Sylvie Drapeau, j'étais ambitieuse, et il devait y avoir quatre chapitres d'un roman qui se serait intitulé Le fleuve: le premier donnait la parole à une narratrice de 5 ans, le deuxième à 20 ans, puis à 35-40, enfin à 50 quelque. Avec la route du fleuve, pour relier ces chapitres, parce que ça a été ça, notre vie, dans ma famille, dit la native de Baie-Comeau, tous ces voyages entre la Côte-Nord et Montréal qu'on a dû faire et qu'on fait encore maintenant. 

«Et puis, en y travaillant, pendant plusieurs années, je me suis dit: Sylvie, on va se calmer, pour un premier roman, O.K.? On va peaufiner le premier chapitre, on va travailler sur la profondeur, plonger. Pendant deux ans, j'ai donc réécrit ce chapitre, et c'est devenu Le fleuve. Parce qu'il est omniprésent. Le fleuve, c'est la source. Si les trois autres seront un jour publiés? Je le crois.»

La meute

Extrait: «Nous sommes entre les montagnes, et c'est vaste, de plus en plus creux, il fait si sombre, et c'est de moins en moins drôle parce que nous nous prenons dans les branches qui nous grafignent [...]. Mais nous, nous ne sommes pas douillets, nous sommes des loups, alors nous ne parlons pas de ces choses-là: les blessures.»

«La meute des loups, c'est toute la gang d'enfants, la maisonnée, dit Sylvie Drapeau avec un sourire. Le roman est inspiré en partie de ce que j'ai vécu avec ma famille: on était sept enfants et on n'a jamais caché qu'un de nos frères était mort jeune, noyé dans le fleuve. Mais je ne suis pas intéressée à faire autobiographique, ce n'est pas un témoignage, ce livre. Comment dire? Je voulais faire une sculpture, et j'ai utilisé ma vie comme matière première pour ensuite y greffer d'autres choses. Certains souvenirs sont là, furtifs, c'est vrai. Le traumatisme, l'expérience vécue... La joie aussi. 

«Mais les liens faits entre eux, c'est pure création. J'ai ajouté des choses pour donner des mots à une petite fille de 5 ans qui en a très peu. Des mots pour exprimer son impuissance, sa vulnérabilité... En plongeant au plus profond de moi, j'ai été capable d'extirper de plusieurs expériences, certaines récentes, ce qu'il fallait de lumière pour que ce roman ne soit pas sombre. Ce que j'ai réalisé en écrivant, c'est que même le choix des choses inventées dans un roman, c'est réel.»

Le silence

Extrait: «Nous allons nous coucher comme ça, dans nos habits de plage, pleins de sable et de sel, et nous oublions tout. Tout ce à quoi nous pensions avant, les choses douces dans la tête qui vous conduisent au sommeil. Nous nous couchons sans dire un mot. Sans même l'idée d'un mot. Il n'y en a plus, de toute façon, ils sont au fond du fleuve avec toi.»

«À l'origine, c'était même une pièce, ce texte, reconnaît Sylvie Drapeau qui arrivait d'ailleurs d'une répétition au moment de l'entrevue. Mais les didascalies [les indications d'attitude, décor, action ou mise en scène écrites par l'auteur à l'intention des acteurs et du metteur en scène] voulaient prendre toute la place! Aussi bien s'incliner et écrire un roman, en intégrant tout, le soliloque de la petite fille adressé à son frère, les lieux, les gestes. Cette plongée dans l'écriture m'a donné beaucoup de joie. J'aime le silence de l'écriture. Et puis, personne ne m'attend: depuis des années, on m'attend pour des répétitions, des représentations, mais pour un roman? Personne. C'est-tu assez merveilleux?»

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Le fleuve. Sylvie Drapeau. Leméac, 70 pages.