On a souvent dit à Abla Farhoud qu'elle écrit comme une actrice. Cette auteure d'origine libanaise arrivée au Québec dans les années 60 se reconnaît plutôt bien dans cette affirmation, elle qui dès son enfance a été attirée par les planches et comprend que l'expérience humaine est une danse entre faits et invention, entre mémoire et illusions...

Émotive, blagueuse, intense et d'une sincérité absolue, cette belle dame au visage plein de joie nous reçoit dans son appartement d'Outremont, un grand espace aéré et chaleureux qui s'apparente à l'idée qu'on se fait d'un sanctuaire d'écrivain.

«Les gens qui me lisent prennent souvent les anecdotes de mes romans pour la vérité. Comme mes sujets tournent autour de l'immigration, ils ont besoin de savoir si ce que je raconte est arrivé «pour vrai». Cependant, quand on écrit des romans, on part de quelque chose qu'on connaît et petit à petit, cela devient autre chose. À la longue, les interrogations sur la véracité de mes récits ont fini par me tanner et je me suis dit que dans mon prochain livre, tout ce qui allait être là serait vrai! Mais évidemment, ce n'est pas le cas», dit-elle, comme fière de déjouer les soi-disant règles de l'autobiographie...

Dans son plus récent récit, Toutes celles que j'étais, la fille de Chafik le commerçant immigré et la mère du Loco Locass Chafiik («avec deux i») réalise un travail de mémoire où elle revisite à coups de faits et d'inventions son enfance et la migration de sa famille en sol québécois. Les noms de ses proches y sont, de même que ceux des lieux où la famille a vécu, la chronologie des déplacements entre le Liban et Montréal. Mais autour de ces ancrages, Abla Farhoud a inventé des anecdotes, un peu comme si elle composait une narration autour d'un album de photos de famille en mal de fil conducteur.

Un tel exercice, confie-t-elle, s'est avéré difficile et inconfortable. «Peut-être parce que je viens du théâtre, j'ai de la difficulté à parler au "je". J'ai l'habitude de prendre des personnages, c'est là que je me sens le mieux pour m'exprimer.»

C'est lors d'une invitation pour lire un extrait de son roman Le bonheur a la queue glissante, qu'Abla Farhoud a vécu le moment déclencheur à l'origine de Toutes celles que j'étais, récit à teneur autobiographique.

«Quand j'ai reçu le contrat, j'ai noté que l'adresse de la bibliothèque était celle de notre magasin et près de la maison que notre famille a habitée à deux moments de notre vie. C'était en octobre et comme souvent à l'automne, j'étais très enrhumée, donc j'ai dû prendre un taxi. Le chauffeur m'a accompagnée devant une des maisons de mon enfance, sur le Plateau Ouimet, et ensuite sur un boulevard que j'ai arpenté des milliers de fois. Pendant ma lecture publique, j'ai éclaté en sanglots, j'étais dans l'émotion la plus totale. Je me suis dit que si j'avais continué à être actrice, je ne me serais pas effondrée, puisque le travail d'une actrice est de faire pleurer les autres et pas elle. J'aurais eu plus de contrôle...», évoque la vibrante et émotive femme de théâtre, qui a consacré deux ans de sa vie à ce récit personnel et introspectif, où elle raconte ses débuts précoces au théâtre et à la télévision, dans les années 60.

Toucher la vérité des émotions

Au fil de notre entretien, Abla Farhoud évoque ses pérégrinations littéraires dans les zones troubles de la psyché avec Le fou d'Omar, paru en 2006, une traversée créatrice éprouvante qui l'a tenue éloignée de l'écriture pendant deux ans. «C'est quelque chose de très troublant, d'aller dans les zones de la folie», confie cette dame sans demi-mesure, qui, dans son plus récent récit, tente de retrouver la petite fille attirée par le théâtre qu'elle a été, de qui elle parle comme d'une entité extérieure et antérieure à elle.

«Je cherche à savoir pourquoi cette petite-là faisait déjà des poèmes dans sa vie, pour comprendre pourquoi je suis devenue auteure. Je termine le livre sans avoir vraiment donné de réponse à cette question. Je me suis laissée aller à sentir et à écrire comme cette petite fille de 10 ans et quand la "grande"arrivait, je la laissais intervenir», raconte de manière très imagée Abla Farhoud, qui décrit comme des «glissades» ces balancements entre les temps et les âges.

Toutes celles que j'étais commence au Liban et finit au moment du départ vers le pays d'origine, avec une fin qui ouvre vers le prochain roman de cette auteure menée par l'intuition et le besoin de dire la vérité des émotions. Pour les enfants d'immigrés, dit-elle, c'est un travail d'une vie de trouver un lieu d'apaisement entre le déracinement et le mythe du retour idyllique.

«C'est l'histoire de ma famille: on va et on vient, et en fin de compte, on reste toujours à la même place!»

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Toutes celles que j'étais

Abla Farhoud

VLB, 302 pages