Au nombre des 10 grands romans contemporains francophones à lire absolument pour mesurer l'infinie liberté de notre langue quand elle sort des cadres imposés, il y a Texaco de Patrick Chamoiseau, prix Goncourt 1992. Ô bonheur, Chamoiseau est l'un des invités phares du festival Métropolis bleu 2015 - et plutôt huit fois qu'une: le grand écrivain participera à huit rencontres, ateliers d'écriture ou tables rondes cette semaine! L'auteur français originaire de la Martinique répond à nos questions.

Pendant Metropolis bleu, vous allez notamment nous entretenir de L'empreinte à Crusoé, un de vos plus récents récits. Peut-on dire que ce livre pose la question «qui sommes-nous», mais surtout «qui est l'autre»? Ou plus exactement, sommes-nous, existons-nous s'il n'y a pas un «autre», et particulièrement un «autre» avec qui communiquer?

L'empreinte à Crusoé pose effectivement la question de l'Autre, mais cet Autre ce n'est plus l'étranger, celui qui serait d'une peau, d'une culture ou d'une langue différente de la nôtre. La notion de l'Autre s'élargit aujourd'hui à la nature, à l'ensemble du vivant, à tout l'inter-vivant... Elle s'élargit fondamentalement à tout ce que notre esprit n'est pas capable de concevoir et de penser. Notre degré actuel de conscience et de connaissance nous précipite jour après jour en face de mystères insondables contre lesquels nous ne pouvons plus dresser les protections habituelles portées par des systèmes symboliques ou des pensées de systèmes. Il nous faut en toute lucidité, et sans béquilles de ce genre, affronter l'impensable, agir, créer, espérer et se tenir debout en face de l'impensable! Et vivre ainsi du mieux possible... C'est cela, l'altérité radicale que mon Robinson va confronter dans son île...

Vous avez publié un premier polar, Hypérion victimaire: Martiniquais épouvantable, en 2013. Qu'avez-vous tiré de cette expérience? Le fait d'écrire des romans, des récits, mais aussi des livres pour enfants, des essais et des scénarios de BD, donc de pratiquer une foultitude de genres littéraires, qu'en tirez-vous?

Je suis un lecteur universel, j'ai lu des milliers de polars, des livres pour enfants, des romans photo, de la bande dessinée et de la littérature classique... Dès lors, mon écriture n'est pas sacralisée. En explorant tous les possibles pour accompagner d'autres créateurs amis, je retrouve ainsi de vieux plaisirs anciens du temps de mes lectures de jeunesse. Écrire doit être un plaisir, ni sacralisé ni solennel, quelque chose de jouissif et d'amusant... Même si ce n'est jamais facile, j'essaie de garder ce rapport très ludique à ma création littéraire... Oui, je me suis bien amusé à écrire ce polar...

Je vous l'avoue humblement, je n'associais pas le poète Saint-John Perse aux Antilles. Comment vous est venue l'idée d'associer Saint-John Perse, Aimé Césaire et Édouard Glissant comme vous le ferez pendant la table ronde Les chaos imprévisibles du tout-monde, vendredi, à Metropolis bleu?

Saint-John Perse est né en Guadeloupe, donc il est antillais comme moi. Mais il a voulu fuir cette «bâtardise» des îles par une mise en transparence solaire et universelle dans la poésie. Il a habité sinon sa réalité vraie, du moins son nom, sa poésie, sa poétique. Pour fuir tout enracinement dans la «créolisation» des îles, il a empoigné toute la matière du monde dans sa poésie. Comprendre Saint John Perse, c'est d'abord comprendre d'où il vient et ce qu'il fuit ou qu'il combat par sa posture poétique. Sa réalité antillaise, même ses fondements, m'ont permis de le rapprocher de Césaire et de Glissant: l'esclavage, la traite, la colonisation, les aliénations massives, les renaissances en diversité, l'irruption dans le monde soudain globalisé, l'individuation déterminante... Ce sont des choses qu'ils partagent de manière évidente...

La lecture de votre roman Texaco (Goncourt, 1992) a été pour une foule de lecteurs un moment tournant, fulgurant. Plus de 20 ans ont passé depuis la publication de Texaco, qu'en reste-t-il, de votre point de vue, qu'est-ce qu'il représente aujourd'hui pour vous?

L'avenir d'un livre est donné par ce qu'en font et qu'en feront ses lecteurs, il est donné aussi par les créateurs qui vont le prolonger d'une manière ou d'une autre... Ce qu'il m'en reste à moi, c'est le souvenir d'un plaisir infini d'écriture, d'un déploiement total de mon esprit et de toutes les libertés dont j'étais alors capable...

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Pour connaître les activités de Patrick Chamoiseau à Metropolis bleu: metropolisbleu.org