La poète et réalisatrice innue Joséphine Bacon a publié cette année Un thé dans la toundra, un magnifique recueil de poèmes en français et en innu, finaliste pour le prix du Gouverneur général ET le Grand Prix du livre de Montréal. Grosse année, en fait, pour Joséphine «Bibite» Bacon: elle signe un conte dans le livre collectif Terres de Trisckster, des poèmes sur les albums À la croisée des silences et Légendes d'un peuple, et elle revient d'un festival littéraire mexicain. Rencontre avec une poète qui rit aux éclats. Et écrit la toundra.

Il y a un chien, il y a un chat, et il y a Joséphine Bacon qui cherche partout ses lunettes en riant. Dans le petit appartement de Rosemont, on est loin, bien loin de la toundra. Mais près, bien près d'une femme dont l'humour ne baisse jamais la garde: «Tu as vu la couverture de Un thé dans la toundra? Elle représente le vert du lichen et le gris de la roche, parce que c'est tout ce qu'il y a dans la toundra. Mais ça ressemble aussi beaucoup à un rideau de douche, tu ne trouves pas?» Et le rire de Joséphine déferle partout.

Enseigner

C'est le même rire qui inquiétait un brin le directeur du département de linguistique de l'Université de Montréal, où Joséphine a enseigné la langue innue de 1974 à 1985 («le cours Linguistique 1170, ça donnait six crédits!»), quand la classe se bidonnait: «Qu'est-ce qu'on pouvait s'amuser de la prononciation des mots ou de la construction des phrases! C'est un trait de personnalité indien, l'autodérision. C'est que je disais à mes étudiants: apprenez pas juste la langue, apprenez à rire de vous!»

Et c'est ce qui a inspiré à Joséphine certains vers: «Aujourd'hui j'enseigne mon identité/Dans une salle de classe/Je redeviens moi dans un rire»

Écrire

Les mots de Joséphine Bacon sont très simples: «Écrire un poème, explique-t-elle, c'est marcher dans ma mémoire. Ce que j'écris, je me vois le faire. Quand je parle des perches, ce sont vraiment des perches que je dois tirer avec moi: dans la toundra, il n'y a pas de bois, pas d'arbres, il faut donc apporter ses perches pour se monter un abri. Ce n'est pas abstrait: ma poésie est concrète. Elle marche. Elle tire des perches, elle pagaie, elle portage. Et elle a les jambes fatiguées. Comme moi!»

Qu'importe la douleur, le boitement, la canne, Joséphine n'a pas «perdu ses jambes» pour autant, et la marche devient parfois même danse dans la toundra, «salle de bal tapissée de lichens/Et de constellations».

Apprendre

«Ce matin/Il neige à gros flocons/Je m'attarde à mon rêve/Je suis au pensionnat.»

Comme des milliers d'Innus, Joséphine Bacon a été envoyée dans un «pensionnat autochtone». De l'âge de 5 à 19 ans, elle a été coupée de sa famille et de sa communauté, sauf l'été. «C'est le seul poème où je nomme le pensionnat, dit Joséphine. J'y suis allée pendant 14 ans. Le temps où j'aurais dû apprendre ma culture, monter dans le bois, je ne l'ai pas fait parce que j'étais au pensionnat. Or, l'été, pendant nos vacances, les Innus descendaient à la côte pour laisser reposer les esprits du territoire, ils ne montaient donc plus dans le bois. Comme, en plus, la noirceur arrivait tard l'été, on ne nous racontait pas de conte avant qu'on se couche, on tombait endormis tout de suite. On ne pouvait pas apprendre. Le rythme du pensionnat s'opposait à celui de l'identité.

«Mais je me considère comme privilégiée, reprend Joséphine. Depuis 1972, je travaille avec une anthropologue, Sylvie Vincent. Et quand elle allait faire ses recherches dans les communautés, j'enregistrais les aînés, je servais d'interprète, je transcrivais leurs entrevues. C'est eux qui m'ont tout enseigné, c'était comme une transmission orale, finalement. Quand je suis arrivée dans la toundra, tous les récits des chasseurs et des anciens me sont revenus. C'est ça qui fait que je peux écrire ce genre de poésie.»

Aimer

«Je suis arrivée à Montréal le 28 novembre 1968, précise-t-elle. J'habite la ville. Mais la toundra, c'est mon domicile. Or, quand je suis «dans» la toundra, je suis aussi «avec» elle. Elle est comme un être humain, pour moi. Un être aimé qui ne déçoit pas, jamais. Alors, dans mes poèmes, je m'adresse à elle comme à une personne...»

Dans le très beau prologue (en prose) du recueil, Joséphine relate justement sa «première fois» dans la toundra, en 1995, accompagnée d'un chasseur et de sa femme, à des kilomètres de Montréal. Et c'est bel et bien à un thé bu à cette occasion que fait référence le titre (et pas du tout à Un thé au Sahara de Paul Bowles). Entre ce prologue et la dernière page du bref recueil de vers, Joséphine évoque quelquefois les femmes autochtones disparues, parfois les rites perdus, mais surtout la beauté de la toundra, qui transfigure tout pour la femme née à Pessamit en 1947: «Je ne suis pas l'errante de la ville/Je suis la nomade de la Toundra»

Rire

Les recueils de Joséphine Bacon sont bilingues: français et innu. «Mais j'écris le poème d'abord en innu. Puis je l'écris de nouveau en français, avec des mots plus contemporains, comme fado ou asphalte... Ce n'est pas une traduction, c'est une adaptation à la réalité de chaque langue... Et ça fait comme si j'étais deux fois poète (rires)!»

Une «deux fois poète» que plusieurs surnomment affectueusement «Bibite»: «Mon nom de baptême, c'est Joséphine, explique-t-elle avec patience. Mais comme les Innus ne parlaient pas français, ils m'ont appelée Pipin. Et quand je suis arrivée au pensionnat, les religieuses, elles, ont compris «bibite». Nous, les enfants, on a trouvé ça drôle - on ne comprenait pas le français quand on est arrivés au pensionnat, mais on savait c'était quoi, une «bibite»!» Et Joséphine Bacon s'est remise à rire.

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Un thé dans la toundra/Nipishapui nete mushuat. Joséphine Bacon. Mémoire d'encrier, 99 pages.