O.K., on va le dire très simplement: pour un lecteur québécois, le plus récent polar de Louise Penny, La faille en toute chose, est certainement l'un des livres les plus flyés de la rentrée, avec ses histoires de conspiration délicieusement abracadabrantes - quoique probables - sises dans notre bon vieux Montréal et notre Estrie nationale - même la Côte-Nord est en cause! Le héros imaginé par Penny, l'inspecteur-chef de la Sûreté du Québec Armand Gamache, a fort à faire dans un Québec plus tourmenté qu'il n'y paraît...

Pour ne gâcher le plaisir de personne, on nous permettra de ne pas trop en révéler sur les enquêtes menées dans La faille en toute chose. Sachez seulement que l'inspecteur-chef Armand Gamache est de plus en plus isolé au sein de la Sûreté du Québec, que son lieutenant Jean-Guy Beauvoir sombre toujours plus dans la toxicomanie et que Louise Penny n'a pas hésité à s'inspirer des fameuses jumelles Dionne (et du frère André...) pour créer des «quintuplées Ouellet» au coeur d'un meurtre sordide.

Ah oui, on oubliait: vous ne regarderez sans doute plus le pont Champlain, ni les politiciens, de la même façon après avoir lu ce livre hautement fictif, où il est pourtant question de la Grande Bibliothèque et de l'oratoire Saint-Joseph... Et dire que ses romans sont traduits dans 25 langues dans le monde: le Québec doit avoir une réputation d'enfer dans certaines contrées!

Quand Still Life de Louise Penny sort en 2005 (en traduction française en 2010, sous le titre En plein coeur), ça ne semble qu'un bon petit polar de plus, dont l'originalité est d'abord de se dérouler en Estrie, dans un étrange village fictif baptisé Three Pines. Où un meurtre amène un inspecteur-chef bilingue de la Sûreté du Québec à enquêter. Et à rencontrer les habitants du village, parfois francophones, parfois anglophones, tous assez excentriques.

«Three Pines a toujours été conçu comme un lieu assez surnaturel, explique Louise Penny de passage à Montréal il y a quelques semaines, où elle travaillait au manuscrit du prochain tome [le 11e! ]. Un peu comme l'est Narnia. Three Pines est un endroit qui ne peut être trouvé que par les gens qui sont perdus... Je sais que lorsque je dis cela, ça n'a pas l'air sérieux! Pas plus que lorsque je dis qu'un de mes personnages principaux est une vieille poète folle qui a adopté un canard [rires]. Mais c'est que tout est allégorie dans mes livres. Même le canard!»

«On me demande souvent si Three Pines existe réellement, poursuit-elle. Eh bien, certainement le sentiment de Three Pines: quand je choisis d'être bienveillante plutôt que sarcastique ou cynique, je suis à Three Pines. Ce village parle des choix, les livres aussi: nos vies sont faites de tous nos choix, aussi insignifiants ou importants soient-ils [silence]. Et je crois aussi qu'on peut toujours pousser sur le bouton "reset" et tout recommencer, que la rédemption est possible.»

Polars poétiques

On comprend un peu mieux pourquoi la série «Armand Gamache enquête» n'est pas tout à fait comme les autres séries de polars. En 10 ans, elle est devenue une oeuvre autrement plus complexe, où l'allégorie se mêle à l'enquête, la poésie, à l'humour et les mythes fondateurs aux comportements meurtriers, ce qui vaut à Louise Penny des tas de prix, de lecteurs, de traductions... En librairie depuis jeudi, La faille en toute chose (How The Light Gets In en version originale) a d'ailleurs reçu son lot de nominations et figurait carrément dans le top 5 livres 2013 du Washington Post!

Est-ce que tout cela était prévu déjà en 2005? «Oui, répond l'ex-journaliste de CBC. C'est comme pour une série télé: si le héros est en péril dès le premier épisode, cela n'émeut personne. Mais au quatrième ou cinquième épisode, quand vous vous êtes attaché au personnage, que vous le faites vivre dans votre imagination, ce qui lui arrive vous touche beaucoup!»

Entre réalité et fiction

Dans La faille en toute chose, il est notamment question de choses très réelles comme le pont Champlain. «Je crois qu'à partir de Défense de tuer (The Murder Stone, publié en 2008), où j'ai notamment évoqué la statue des Bourgeois de Calais de Rodin, il y a eu un tournant. J'ai réalisé à ce moment-là qu'intégrer des éléments historiques, des lieux réels, à mes histoires m'intéressait au plus haut point. Et que si c'était des éléments québécois, cela ajoutait encore une couche. C'est parfois assez drôle: en dehors du Québec, aucun de mes lecteurs ne sait que le frère André a vraiment existé, à moins d'aller voir sur Google!»

Les lecteurs fidèles de Louise Penny savent que le lieutenant de Gamache, Jean-Guy Beauvoir, est toxicomane: à la suite d'un traumatisme, il consomme les médicaments antidouleur comme d'autres les Tic-Tac. Depuis, sa perception de la réalité s'altère et il sombre peu à peu dans la paranoïa. Est-ce que cela était prévu dès le premier livre?

«Non, honnêtement, cela a été une surprise pour moi. Cela m'est apparu peu à peu, et cela semblait être cohérent avec le personnage de Beauvoir, qui est très coupé de ses émotions. Je suis moi-même une ex-alcoolique, reprend-elle, et je crois que, longtemps, je n'ai pas voulu inclure cet aspect dans les livres. C'était trop personnel, et puis, je ne voulais pas donner de leçon... Mais un moment donné, j'ai eu l'impression d'être une assez bonne écrivain pour être capable de le faire.»

Grâce à Leonard

Le titre La faille avant toute chose est une traduction d'une partie du refrain de la magnifique chanson Anthem de Leonard Cohen: «There is a crack in everything, that's how the light gets in». En version originale anglaise, le titre du polar est d'ailleurs How the Light Gets In, une référence à la chanson de Cohen que tous les anglophones ou presque connaissent, tant cette phrase est souvent utilisée. Mais en français, c'est une tout autre paire de manches: voilà pourquoi les traductrices de Louise Penny, les soeurs Claire et Louise Chabalier, ont décidé, très justement, qu'il serait plus élégant et plus évocateur de mettre l'accent sur la fêlure, en imaginant que le refrain pourrait se traduire par: «Il y a une faille en toute chose, c'est ainsi qu'entre la lumière» (cette traduction figure au dos du livre en version française). Louise Penny utilise régulièrement des extraits de poèmes dans ses livres: Margaret Atwood, Marilyn Pleissner... Elle a d'abord utilisé le refrain d'Anthem dans Dead Cold, publié en 2007 (Sous la glace, en 2011): «J'aimais énormément cette chanson de Cohen, et j'ai donc demandé combien il fallait payer pour l'utiliser. Et Leonard Cohen, qui, à l'époque, avait perdu toute sa fortune et devait remonter sur scène pour gagner sa vie, a répondu: ça ne vous coûtera pas un sou! Lui qui, plus que quiconque aurait pu demander des droits, et avec raison, n'est-ce pas, car les auteurs ont besoin qu'on leur verse des droits, eh bien c'est lui qui a dit: c'est gratuit... Wow!»

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La faille en toute chose, Louise Penny, Flammarion, 512 pages.