Le «nouveau» roman de Roxanne Bouchard était déjà écrit quand ont été publiés son hilarant Crématorium Circus (2012) et sa touchante correspondance de guerre En terrain miné (2013, avec le caporal Patrick Kègle). À la fois poignant et comique, roman d'amour et roman de mer, polar et poème, son livre Nous étions le sel de la mer accoste donc, enfin, et se lit d'une traite. Entrevue avec une auteure marin.

En 2005-2006, l'écrivaine Roxanne Bouchard vit un moment charnière: cet automne-là, elle lance son premier roman, Whisky et paraboles; à l'hiver, elle se sépare; au printemps, elle apprend que son livre remporte le prix Robert-Cliche... «J'ai alors décidé que j'allais avoir un projet pour l'été: j'allais partir en mer», explique avec son beau rire l'auteure qui n'avait jamais fait de voile de sa vie!

Qu'importe, elle suit des cours (malgré le mal de mer et le froid), tombe amoureuse de la navigation sur le fleuve Saint-Laurent, continue sa formation (y compris en mécanique diesel!) et s'engage «comme équipage», bref comme marin, sur les bateaux de pêche de la Gaspésie. Elle a ainsi navigué l'hiver à l'étranger, l'été ici, à plusieurs occasions. Et tout ce qu'elle a vécu alors, tous ceux qu'elle a rencontrés tant sur les quais que sur les bateaux, tous les endroits parcourus ont nourri peu à peu le roman Nous étions le sel de la mer, campé dans la baie des Chaleurs.

Les gens de mon pays

D'ailleurs, plusieurs des personnages de cet étonnant roman polymorphe portent le nom de personnes que Roxanne Bouchard connaît et aime vraiment, originaires pour la plupart de la Gaspésie.

C'est le cas de Cyrille le vieux pêcheur, dont chaque phrase est ponctuée, dans le roman, par des «hiiii» car sa respiration est sifflante et laborieuse: «Le vrai Cyrille est un pêcheur avec qui j'ai travaillé: à 17 ans, il est rentré en Ski-Doo dans une clôture de broche entre deux champs, il a passé 18 mois à l'hôpital et il m'a expliqué qu'il avait depuis la trachée de la grosseur d'une cigarette!» Dans le roman, ce n'est pas pour cette raison médicale que Cyrille ponctue tous ses discours de «hiiii» douloureux.

N'empêche qu'on l'«entend», Cyrille, en lisant le roman, comme on «entend» d'ailleurs la majorité des personnages: l'un commence toutes ses phrases par «J'm'en vas vous dire», l'autre par «Va falloir que je vous réponde que...», un autre encore ponctue ses propos de «saint-ciboire de câlisse» ou utilise le beau vocabulaire technique de la voile. Tout cela fait de Nous étions le sel de la mer un roman rempli de personnages «secondaires» importants, mais aussi un roman «sonore», en quelque sorte. C'était ça, l'idée?

«Dans mon premier roman, Whisky et paraboles, j'avais dissimulé une cinquantaine de citations d'auteurs québécois, répond l'écrivaine qui enseigne la création littéraire à Joliette. C'était une façon d'ancrer mon écriture ici. Cette fois, je voulais citer mon peuple. On associe trop souvent le sacre, par exemple, au joual. Mais c'est bien plus que ça, c'est un rythme qui nous est propre. Moi la première, je parle un français correct et je sacre parfois. Comme mes personnages. Qui ont aussi des tics de langage, comme on en a tous - ceux du livre, je les ai tous trouvés en Gaspésie! Utiliser tout cela me permettait d'écrire différents niveaux de langue, la sonorité, l'oralité de notre langue... Et en plus, ça me permettait d'alléger les dialogues: tu sais automatiquement que c'est Cyrille qui parle quand tu lis «hiiii»! C'est le rythme qui m'intéresse, le rythme de la langue.»

Et le rythme de l'humour. Car il y en a beaucoup dans ce roman à la trame pourtant dramatique: une trentenaire en quête de ses parents biologiques en Gaspésie, un corps retrouvé en mer, un enquêteur cinquantenaire se heurtant à cet univers marin qu'il ne connaît pas et à sa vie conjugale qu'il connaît trop, la pêche mourante dans la baie des Chaleurs...

Le mensonge socialement acceptable

Mais le thème clé de ce roman, c'est le mensonge. Et où trouve-t-on le mensonge? Chez les pêcheurs! «Ce sont les seuls mensonges socialement acceptables. Si ton chum te ment, ton boss te ment, tes enfants te mentent, ça t'écoeure. Mais les pêcheurs, c'est autre chose, t'es même déçu s'ils te disent la vérité! Quel autre mensonge est socialement acceptable? Celui créé par la nostalgie, quand on parle de notre enfance, de notre jeunesse, que ce soit pour dire qu'elle était magnifique ou épouvantable. Tout ce qui est émotion va nous faire mentir, en fait.»

«Maintenant, qui cherche la vérité? lance-t-elle. Un enquêteur de police. À partir de là, j'ai eu envie de mettre dans une même histoire un enquêteur (né au Mexique et venant de Longueuil!) pris dans ses émotions et des pêcheurs pris dans les leurs.»

À eux s'ajoute Catherine, qui échoue métaphoriquement en Gaspésie: «En fait, au départ, Catherine, ça devait être un homme. Noir. Et c'est devenu une femme blanche qui cherche sa mère biologique et encore plus son père... Mais elle n'est pas seule à chercher, tous ont une quête, que ce soit mourir en paix ou devenir aide-cuisinier!»

Roxanne Bouchard avait aussi envie d'écrire un roman sur la génération X, qui a maintenant près de la cinquantaine, qui divorce souvent après 20 ans en couple, et qui se demande de quoi sa vie sera faite désormais... «Je voulais également écrire sur les hommes très âgés, comme ceux avec qui j'ai travaillé, dit-elle. Dans la baie des Chaleurs, les pêcheurs travaillent beaucoup plus sur le souvenir que sur la pêche, parce que la pêche se meurt...»

Il y a une beauté, une fragilité chez tous ces hommes-là, dit l'auteure. «C'est un vrai Québec qui existe, avec des bateaux de pêche et un fleuve qui est l'un des endroits les plus difficiles à naviguer, avec un courant qui vire quatre fois par jour, et on n'en parle jamais.»

NOUS ÉTIONS LE SEL DE LA MER, ROXANNE BOUCHARD, VLB ÉDITEUR, 248 PAGES.