Édouard Louis, né Eddy Bellegueule, a 22 ans, un corps long et maigre, des yeux bleus et des dents constellées de fils d'argent. Ses parents, des ouvriers du nord de la France, lui ont longtemps reproché ses manières efféminées et surtout son absence de couilles. Ils se trompaient. Car pour décider, à 18 ans, de prendre la plume pour décrire, sans sentimentalisme, la misère et la violence du milieu dans lequel on est né, pour commettre ce geste radical de rupture avec sa famille, il en fallait, des couilles. Édouard Louis en avait. Il en a encore.

Notre rencontre à Montréal devait avoir lieu lundi à la même heure que la conférence de presse de Xavier Dolan. J'ai proposé qu'on se voie plus tard. Édouard Louis a plutôt proposé de venir me rencontrer à la conférence de presse de Dolan. Les deux se sont connus il y a un mois, à Montréal, grâce aux Inrocks. Le magazine français a en effet eu l'idée de réunir ces deux-là pour un portrait croisé générationnel. Beau flash. Car même si Édouard et Xavier ne viennent pas du même milieu social ni de la même culture ou du même continent, ils ont le même âge et le même tempérament de surdoués. Ce sont deux jeunes gais précoces qui ont réussi à imposer leur voix, qui en littérature, qui en cinéma, en bravant les préjugés et les interdits et en résistant à la peur et au découragement.

On connaît le parcours de Dolan. Quant à Édouard Louis, son premier roman autobiographique, En finir avec Eddy Bellegueule, lancé au début de 2014, a été un bestseller instantané, s'écoulant à plus de 100 000 exemplaires. L'intérêt médiatique pour Eddy/Édouard a atteint un paroxysme lorsque le Nouvel Obs a envoyé un journaliste à Hallencourt constater les ravages du livre sur la famille et le village où se déroule le récit. Édouard a dénoncé la démarche. Une controverse a éclaté et divisé les troupes, ce qui n'a pas freiné le succès d'un roman qui sera bientôt un film réalisé non pas par Xavier Dolan, comme le voulait la rumeur, mais par le cinéaste André Téchiné.

Avant de rencontrer Édouard Louis, j'ai lu tous les papiers sur lui, l'ai regardé à la télé, l'ai écouté à la radio. Malgré cela, je ne comprenais pas le décalage: celui entre le milieu inculte, grossier, raciste, homophobe décrit dans son livre et la finesse, l'intelligence et la brillance de celui qui écrit. Car si Eddy Bellegueule a fini par s'extirper de la misère et de la fange de son milieu, et par écrire un roman aussi puissant, ce n'est pas par un pur acte du Saint-Esprit. Sa force, il doit la tirer inévitablement - du moins un peu - du milieu d'où il vient, non?

«Oui, un peu, sans doute. Mes parents étaient traversés par des discours contradictoires. Ils avaient des rêves de grandeur pour moi. Quand je me suis inscrit en théâtre, ils me voyaient devenir le prochain Brad Pitt. Mais leurs rêves coexistaient aussi avec l'envie de m'écraser et de réduire mes élans en miettes. En fin de compte, c'est la volonté pure qui m'a poussé à m'insurger contre eux et à tracer ma propre voie. Les possibilités que j'ai en moi, je crois les avoir acquises contre mon milieu, pas grâce à lui.»

Un tournant

Édouard Louis raconte que ce sont les livres qui l'ont aidé à sortir de l'existence conditionnée qui l'attendait et qui aurait dû normalement le faire quitter l'école et entrer à l'usine. Le premier livre qui marquera un tournant pour le futur écrivain paraît en 2009. C'est Retour de Reims de Didier Eribon.

«La mère d'un copain m'a suggéré de lire le bouquin en me disant que l'auteur me ressemblait beaucoup, sauf pour un truc: il était pédé et elle pensait que je ne l'étais pas.»

Retour de Reims raconte l'histoire d'un homosexuel qui a fui sa famille à 20 ans et qui y revient 30 ans plus tard. Dans ce récit autobiographique, Eribon affirme que longtemps il lui fut plus facile d'écrire sur la honte sexuelle que sur la honte sociale. Un an plus tard, à l'âge tendre de 18 ans, Eddy prenait la plume pour décrire cette terrible honte sociale. Pas celle qu'il éprouvait pour son milieu, mais plutôt celle que son milieu éprouvait pour lui.

«Toute cette violence en moi, je ne pouvais plus la garder. Il fallait que ça sorte dit-il. C'était écrire ou mourir. Ce qui ne veut pas dire que je n'avais pas peur. J'avais peur. De ne pas être à la hauteur. De blesser. J'ai fait en sorte qu'il y ait le moins d'autocensure possible, mais il y a des limites à la littérature et des limites à ce que j'étais en mesure d'écrire. Certaines choses, je ne pouvais tout simplement pas les écrire. C'était trop vulgaire. J'avais peur de ne pas être pris au sérieux.»

Édouard Louis a terminé le livre en 2012 et l'a envoyé à cinq maisons d'édition. C'est le Seuil qui a été le plus rapide à adhérer à cette histoire d'intimidation, d'homophobie et d'enfance meurtrie dans une France pauvre et raciste qui vote Front national. Entre-temps, Eddy Bellegueule a changé son nom. Il a gardé Édouard parce que c'était son vrai nom et a pris Louis parce que c'était le prénom d'un ami et du personnage d'une pièce qui l'a bouleversé, Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce.

«Mais il reste encore beaucoup d'Eddy Bellegueule en moi, dit-il. Cet état de révolte et de surenchère permanente, c'est Eddy.»

Quant à Édouard, il étudie la philo à l'École normale supérieure de Paris. C'est ce qu'on appelle une grande école, peuplée de jeunes bourgeois qui se reproduisent entre eux. Édouard y a été admis après avoir réussi un concours. Il vient d'y terminer une maîtrise sur Bourdieu, Jean-Paul Sartre et les classes sociales. Il entreprendra un doctorat en septembre prochain.

Ne pas succomber au sentimentalisme

Un an et demi s'est écoulé entre le dépôt du manuscrit d'Eddy Bellegueule et sa parution, en février 2014. «À mesure que la date de parution approchait, raconte-t-il, moins j'arrivais à assumer le titre qui portait mon ancien nom. J'avais peur d'être ridiculisé à nouveau. Pour le reste, je savais que ma famille n'apprécierait peut-être pas trop, mais on ne devrait jamais succomber au sentimentalisme qui nous empêche de dire certaines vérités sur notre famille. C'est à cause de ce sentimentalisme qu'on tait trop de choses. Au lieu de protéger la famille, je préfère prendre le parti des enfants, des Noirs, des Arabes, des gais et de tous ceux que la meute marginalise.»

Famille, je vous hais, écrivait André Gide. Je demande à Édouard Louis si cela pourrait être son credo. Il me répond, catégorique: oui. Trois fois oui.