Sur les rives du lac Brome, en l'Estrie, Knowlton est considéré à juste titre comme l'un des plus beaux villages du Québec. Avec ses allures victoriennes et son atmosphère paisible, c'est aussi l'endroit parfait pour qu'auteurs et lecteurs discutent meurtres sordides et tueurs en série, comme le fait le festival littéraire Les Printemps meurtriers de Knowlton. Entrevues avec deux invités internationaux (le Danois Jussi Adler-Olsen et le Français Franck Thilliez) et rencontre avec le «vrai» expert en taches de sang François Julien...

Au cours des années, le Danois Jussi Adler-Olsen a été tour à tour éditeur, propriétaire de librairie, rédacteur en chef, compositeur, membre clé du mouvement pacifiste danois, chroniqueur, scénariste, auteur d'ouvrages sur Groucho Marx. En 2006, il crée le personnage de l'inspecteur Carl Morck et de son assistant, Hafez el Assad, réfugié syrien, dans le roman Kvinden i buret, devenu Miséricorde en français. Depuis, trois autres enquêtes du «Département V», toujours sur des crimes non résolus (cold cases), ont vu le jour - et un troisième personnage, Rose, s'est ajouté au tandem d'origine.

Aujourd'hui, ces polars particulièrement macabres et teintés d'humour (oui, c'est possible!) sont traduits dans 40 pays et vendus à plus de 10 millions d'exemplaires. Invité aux Printemps meurtriers, Jussi Adler-Olsen nous a accordé une longue entrevue entrecoupée de rires, en direct de Barcelone, où il rédige la sixième enquête du Département V (en danois, Département Q!).

Dans votre plus récent polar, Dossier 64, Carl, Hafez et Rose découvrent l'existence de l'île de Sprogo, une (authentique) île au Danemark où furent internées - et maltraitées - des femmes considérées comme déviantes, de 1922 à 1961. Ils sont également sur la piste d'un groupe d'extrême droite particulièrement habile. Mais à ces histoires très glauques vous ajoutez le virus de la grippe, qui frappe Hafez, puis Carl! Pourquoi? Pour alléger l'atmosphère ou en faire une métaphore de la violence qui contamine?

C'est effectivement une métaphore, notamment de ce qui arrive, nuit et jour, à Copenhague. En 2001, au Danemark, nous avons élu un premier ministre (Anders Fogh Rasmussen, désormais secrétaire de l'OTAN) qui a introduit des idées «libérales» dans notre société, tellement «libérales» que, de nos jours, plus personne ne se préoccupe de qui que ce soit, c'est chacun pour soi [NDLR: Rasmussen a notamment adopté des lois restreignant l'immigration et privilégiant la privatisation, soutenu la guerre en Irak, etc.]. À l'aide de l'humour, j'essaie de construire un pont entre nos différences politiques. Si la violence est un virus, l'humour en est un aussi. Nous devons nous moucher abondamment et prendre des tas de médicaments pour nous débarrasser de la violence (rires).

Vous avez créé des «héros» extrêmement atypiques. Pourquoi?

Au départ, j'avais pensé à un tandem, sur le mode Don Quichotte et Sancho Pança, mais ça a fait rapidement cliché. En introduisant dès la deuxième enquête un troisième personnage, celui de Rose [NDLR: qui souffre d'un dédoublement de personnalité], absolument imprévisible, je pouvais en plus créer le chaos, l'anarchie, repousser donc les lieux communs. Mais surtout, je voulais créer des personnages dont on comprend peu à peu qu'ils cachent de nombreux secrets, ce qui me permet de nombreuses possibilités de rebondissements. Ces secrets seront révélés à mesure que les livres seront publiés: avant même d'écrire une ligne, je savais qu'il y aurait 10 livres dans cette série - bon, ça aussi, c'est un peu cliché, ça fait très «Décalogue», bien que je sois incapable de dire à quel symbole correspond lequel de mes livres (rires). Le personnage très névrosé de l'inspecteur Carl Morck est inspiré à la fois d'un patient suivi par mon père, qui était psychiatre, et de moi-même: mon vrai prénom, c'est Carl. D'un côté, il essaie d'être un peu charmant et compétent. Mais de l'autre, on sait bien qu'il est incapable d'agir normalement!

Dossier 64 se déroule sur trois périodes (les années 60, 1987 et 2010), avec beaucoup de retours en arrière. Cela a-t-il été très compliqué à écrire?

Je cherche des lecteurs compliqués, voilà tout - et j'en trouve (rires). En fait, ce n'était pas si difficile, toute la partie des années 60 me vient de mon père, qui était psychiatre et qui a tout fait pour que cessent les abus de pouvoir perpétrés dans l'île de Sprogo. J'ai eu accès à ses carnets de notes, je suis très fier de lui, c'est à mon sens un vrai héros. Les Danois ne pouvaient pas croire que tout cela avait bel et bien eu lieu, que des femmes qu'on jugeait «légères» ou déviantes d'une façon ou d'une autre ont pu être ainsi internées et traitées de cette façon chez nous. Hélas, oui. Certaines vivent encore aujourd'hui, elles ont 70, 80 ans. On leur a présenté des excuses, une de nos ministres l'a fait en pleurant, au nom de ses ancêtres. Mais elles n'ont reçu aucune compensation financière pour ce qu'elles ont subi, et mon souhait le plus cher serait qu'on le fasse enfin. Mon livre aura eu au moins cet impact énorme chez nous. Pour ce qui est de tous ces retours dans le temps dans Dossier 64, eh bien, vous savez, j'ai passé mon enfance à lire et relire les grands auteurs français comme Victor Hugo ou Alexandre Dumas, c'est eux qui m'ont appris comment mener ainsi une telle histoire: Le Comte de Monte-Cristo en est un excellent exemple.

Comptez-vous ajouter de nouveaux personnages au trio d'origine du Département V?

Oui, cela deviendra un quatuor. Je suis en train d'écrire le sixième tome avec ce quatrième personnage, qui s'appelle Gordon, très grand et très conscient de lui-même. Il m'a été inspiré par mon ami Gordon, qui mesure vraiment 2,05 m et qui était insulté par l'idée que j'aie donné son nom de famille (Alsing) au personnage de la belle-mère de Carl Morck, une femme de 80 ans qui aime fumer et utiliser un godemiché (rires). J'ai donc créé le personnage de Gordon, pour le plaisir!

De nombreux journalistes ont souligné votre grande inventivité en matière de techniques de torture. Comment réagissez-vous à cela?

Et attendez, vous n'avez encore rien vu! Plus sérieusement, que puis-je offrir, sinon un peu d'originalité? J'ai beaucoup travaillé dans le milieu du cinéma, et nous avons tout vu. J'essaie donc de titiller l'imagination des lecteurs. D'inventer le pire de ce qui semble le pire. Mon objectif, c'est d'être lu. Or, mes lecteurs lisent souvent avant de se coucher. Mon but, c'est de les tenir éveillés. D'abord, par l'humour: essayez de tomber endormi en riant aux éclats, c'est impossible. Ensuite, en alignant petite phrase après petite phrase, très simples, de manière à ce que vous ne pussiez pas vous arrêter d'en lire. Je pense toujours à mes lecteurs en écrivant. Certains disent que je suis très commercial en agissant ainsi. Moi, je pense que je suis un lecteur en train de lire mes propres livres et je ne veux pas m'endormir!

Extrait Dossier 64

«Des nuages noirs et menaçants s'amoncelaient tranquillement au-dessus de la tête de Carl. Il y avait l'affaire du pistolet à clous avec les soupçons de Hardy et les pièces marquées de ses empreintes digitales, le mariage de Vigga et les conséquences que celui-ci allait avoir sur ses finances, le passé, d'Assad, les bizarreries de Rose, les bavardages imbéciles de Ronny et ce dîner de la Saint-Martin totalement raté. (...) Se noyer dans les soucis n'allait pas du tout au teint de l'irréprochable fonctionnaire à qui on confiait d'ordinaire les énigmes sur lesquelles d'autres s'étaient cassé les dents. Bientôt, il faudrait monter un nouveau département entièrement dédié à la résolution de ses problèmes à lui.»

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Dossier 64, Jussi Adler Olsen, Albin Michel, 608 pages.

Le festival littéraire Les Printemps meurtriers de Knowlton débute aujourd'hui et se prolonge jusqu'à dimanche. Consultez la programmation au www.lesprintempsmeurtriers.com