Dans ce récit autobiographique, Louise Dupré tente de cerner, par petites touches, comme une aquarelle, celle qui fut sa mère. La mémoire n'est pas en noir et blanc dans cet Album multicolore où l'écriture se déploie dans la douleur du deuil et l'infinie tendresse du souvenir.

Perdre sa mère. La catastrophe inévitable à laquelle aucun enfant ne veut croire, peu importe son âge. La mère de Louise Dupré est partie en 2010, à l'âge de 97 ans. Trois mois après son décès, l'écrivaine a commencé à écrire sur cette perte, sans pouvoir s'arrêter. L'album multicolore est à la fois un hommage, une façon de traverser le deuil, l'espoir fou de garder la mère en vie et un questionnement sur l'écriture.

«Est-ce qu'un récit permet le deuil ou est-ce qu'il le refuse?, demande-t-elle. C'est une expérience d'écriture qui m'a fait me poser des questions. L'écriture est un échec de toute façon, et l'écriture autobiographique, c'est terrible. Depuis que j'ai écrit ce livre, j'admire énormément ceux qui ont une posture autobiographique, parce qu'on a quand même le désir de coller à des faits qui sont près de la réalité, c'est ça le pacte autobiographique, mais on se rend compte que ce n'est pas possible. Ce sentiment d'échec, je l'ai ressenti beaucoup plus dans ce livre que dans mes romans La memoria ou La voix lactée.»

Louise Dupré savait qu'elle posait le pied sur un terrain miné en abordant de façon frontale le sujet de la mère, inépuisable en littérature. Le livre de ma mère d'Albert Cohen, Journal de deuil de Roland Barthes, Une mort très douce de Simone de Beauvoir ou Le deuil du soleil de Madeleine Gagnon, Dupré a sorti de sa bibliothèque tous ces livres qui, s'ils n'ont pas pu la consoler, l'ont accompagnée dans son voyage vers le mystère de sa mère. Qui était cette femme? Et que reste-t-il de cette femme chez sa fille?

«C'était une femme changeante comme tout le monde et c'est tellement difficile de faire le portrait d'une personne qu'on aime. Elle a de multiples visages selon les époques, selon ce qu'elle vit, et elle était différente avec chacun de ses trois enfants», explique Louise Dupré.

Comment ne pas trahir sa mère aussi, alors que l'écriture, selon Louise Dupré, est toujours une trahison? Nous apprenons dans L'album multicolore que la fille a toujours craint de blesser sa mère dans son oeuvre, assez pour croire que sa mort serait peut-être une sorte de libération. En vain.

«Dans mon recueil de poésie Tout près, il y a cette phrase, «écrire commence par une trahison». Évidemment, si on ne dit rien, on n'écrit pas, on fait autre chose. Il faut avoir une position éthique, surtout dans un texte autobiographique. Il faut écrire pour de vrai, il faut aller au fond de soi. Mais on continue à la protéger, la mère. Elle sera toujours là, elle va toujours nous accompagner.»

Une lumière contre la noirceur

C'est que la relation à la mère est viscérale, et très différente qu'on soit une fille ou un fils. Louise Dupré, qui a longtemps été enseignante, parle de ces mères qui refusent que leur fille leur échappe et qui les enferment dans un amour étouffant, voire paralysant. La sienne lui a fait le cadeau inestimable de lui laisser vivre sa vie, dans cette terrible ingratitude de la tâche maternelle qui consiste à savoir se retirer après avoir été d'une présence indéfectible. Mais cela ne lui a pas épargné la culpabilité.

Comme beaucoup de gens de sa génération, Louise Dupré a vécu cette coupure avec ses parents à la Révolution tranquille. L'accès à l'éducation, la libéralisation des moeurs, l'élévation sociale ont créé un grand fossé entre les enfants et les parents de cette époque qu'elle a voulu rappeler dans son récit, consciente tout à coup d'être la nouvelle dépositaire de la mémoire familiale.

«Je voulais savoir qui elle était, mais je me rends compte aussi que je dépeins un certain Québec qu'on ne voit pas d'habitude. Parce qu'on a l'impression que les personnes âgées sont toutes pieuses et repliées sur elles-mêmes. Ce n'était absolument pas son cas. C'était une femme qui avait des idées de gauche, comme son père qui a eu des sympathies communistes. Elle défendait les démunis, le droit à l'instruction et à la santé. Elle avait des idées très avant-gardistes pour son époque. C'est une femme qui a révélé tout son potentiel à la Révolution tranquille. Mais c'était trop tard. D'ailleurs, elle le disait, «vous êtes chanceuses, vous êtes privilégiées». Elle aurait aimé ça faire des études, aller à l'université. Elle aurait sans doute été historienne, elle était folle de l'histoire et des sciences politiques.»

Mais il n'y avait aucune amertume chez cette femme, lectrice de Proust et de Madame de Sévigné, qui a gardé sa part de secrets. «Elle n'était pas amère, elle acceptait d'avoir vécu la vie des femmes de cette génération. Elle a toujours trouvé le bonheur dans les petites choses de la vie, elle n'avait pas de ressentiment. Elle savait vraiment regarder le beau côté des choses, ce que j'ai longtemps pris pour du déni. Elle voulait être heureuse.»

Et quel plus bel héritage que cette douce lumière pour lutter contre la noirceur? C'est la conclusion de Louise Dupré, qui a constaté que, si on ne fait jamais vraiment le deuil de sa mère, et qu'on en vient même à regretter l'intensité de la douleur des débuts, ce deuil est, comme le disait Kristeva, une mémoire tranquille.

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L'album multicolore, Louise Dupré, Héliotrope, 269 pages.