Les lunes de Mir Ali, de Fatima Bhutto, finit mal. Une fin crève-coeur qui vous trotte dans la tête longtemps après avoir fermé le livre.

Fatima Bhutto sourit. «Je ne suis pas une fan des fins heureuses, car je n'ai jamais connu ça dans ma vie.»

Elle vient d'une famille que le malheur a frappée de façon spectaculaire. Son grand-père a été exécuté, son père tué à bout portant par la police, sa tante assassinée dans un attentat suicide, sans oublier son oncle empoisonné.

L'histoire de la famille Bhutto, puissant clan politique au Pakistan, a été marquée par les trahisons, le pouvoir et les assassinats. Une sorte de famille Borgia, version pakistanaise.

Fatima croit que sa tante, Benazir, deux fois première ministre du Pakistan, a manigancé l'assassinat de son père. La jeune Fatima avait 14 ans lorsque son père s'est écroulé sous les balles alors qu'il sortait de chez lui. Elle était là, dans la maison. Elle a tout entendu, les coups de feu, la panique, les hurlements.

«Mon père dénonçait la corruption du gouvernement dirigé par sa soeur Benazir. C'est la police qui a tiré sur lui. Qui leur a donné la permission? Il y avait des dizaines de policiers autour de la maison. Ils ont laissé mon père mourir au bout de son sang, ils n'ont rien fait pour le sauver. J'ai raconté tout cela dans un livre.»

Elle soupire, un soupir long, désabusé.

Son livre s'appelait Le chant du sang et du sabre. Il a été mal accueilli au Pakistan, où plusieurs lui ont reproché ses demi-vérités.

Dans Les lunes de Mir Ali, Fatima Bhutto quitte le monde réel pour se réfugier dans la fiction. Personne ne pourra l'accuser de prendre des libertés avec la réalité. La trahison est au coeur de son roman, comme elle a été au coeur de sa vie.

* * *

Je l'ai rencontrée en février dans un petit hôtel à Paris, où elle faisait la promotion de son livre qui est sorti au Québec le 2 avril. Elle est arrivée seule. Petite, menue, début trentaine. Ses cheveux noirs, libres de tout voile, flottaient librement sur ses épaules. Habillée sobrement, pantalon foncé, chandail à col roulé, écharpe rouge autour du cou. Elle ressemble à sa tante, Benazir. Mêmes traits fins, même peau mate, mêmes yeux brillants soulignés d'un trait d'eye-liner noir.

Son anglais est impeccable, expurgé de tout accent. Elle a étudié à New York et à Londres pendant cinq ans.

Elle n'a pas passé son enfance au Pakistan. Elle a suivi son père en exil. Elle est née à Kaboul en 1982, puis elle a vécu à Damas, en Syrie. Elle avait 11 ans quand son père est rentré au Pakistan, à Karachi, mégapole survoltée de 20 millions d'habitants. C'est dans cette ville dangereuse survolée par des vautours que le journaliste du Wall Street Journal Daniel Pearl a été décapité par des intégristes.

Fatima Bhutto entretient un rapport trouble avec son pays. «C'est le chaos, dit-elle. La polio sévit toujours parce que les réfrigérateurs ne fonctionnent pas, faute d'électricité. Pourtant, le gouvernement détient l'arme nucléaire. Le Pakistan est un pays de sacrifices, violent et corrompu, qui épuise les meilleurs, les plus passionnés. Le deux tiers de la population ont moins de 30 ans.»

Les lunes de Mir Ali raconte ce mal de vivre, cette violence sourde à travers l'histoire de trois frères dans la vingtaine. Ils vivent dans le Waziristan, au coeur de la zone tribale, près de la frontière afghane. Ils sont pashtouns avant d'être pakistanais.

«Mon livre parle de trahisons, car il faut trahir pour survivre ici, dit-elle. Trahison de soi, trahison par rapport à ses idées et à ses proches.»

Les frères vivent des destins diamétralement opposés. Le plus jeune s'enrôle dans la résistance et combat le gouvernement qui bombarde la zone tribale, l'aîné est prêt à tout pour quitter sa ville, Mir Ali, et celui du milieu, médecin, vit dans la peur, comme la plupart des Pakistanais. Trois frères, trois destins entrecroisés, trois façons différentes de survivre.

L'aîné est particulièrement touchant dans sa volonté désespérée de quitter le Pakistan, peu importe le prix à payer. Il quitte Mir Ali et se rend à l'ambassade des États-Unis située dans la capitale, Islamabad. Pour obtenir son visa, il gomme son accent et s'habille à l'occidentale. Il fait tout pour se fondre dans cette Amérique mythique, reniant ses origines pakistanaises dont il a honte. Bhutto raconte son attente humiliante devant l'ambassade, où il grelotte dans des habits trop minces.

Il obtient son visa et il passe quelques années aux États-Unis, mais il rentre à Mir Ali. Et il trahit. Sa ville, son frère, son amoureuse qu'il a abandonnée pour courir après son rêve américain. Tout comme son plus jeune frère, Hayat, le résistant, qui lui aussi trahit.

Ils trahiront pour survivre dans ce pays qui les épuise avec la guerre, la corruption et la violence.

C'est vrai que Fatima Bhutto n'aime pas les fins heureuses.

_______________________________________________________________________________

Les lunes de Mir Ali, Fatima Bhutto, Les Escales, 120 pages.