Depuis près de 60 ans, l'académicien Dominique Fernandez poursuit une carrière d'historien de l'art spécialiste de l'Italie. Un ouvrage se détache dans son oeuvre prolifique, qui compte de nombreux ouvrages sur la Russie. Il a publié il y a cinq ans la biographie de son père, Ramon Fernandez, collaborateur des nazis durant la guerre. Son enquête sur les contradictions insondables se poursuit avec son nouveau livre, On a sauvé le monde, qui suit un historien de l'art devenant par amour espion soviétique, dans l'Italie fasciste. La Presse s'est entretenue avec M. Fernandez.

Comment avez-vous eu l'idée d'On a sauvé le monde?

Avec l'histoire d'Anthony Blunt, un critique d'art qui était conseiller de la reine Élisabeth. En 1980, Margeret Thatcher l'avait «outé» comme espion russe à la Chambre des communes. C'était incroyable qu'un grand historien de l'art puisse devenir espion soviétique. J'avais suivi ça il y a 30 ans. Blunt avait été dégradé: il avait trahi la reine.

Pourquoi avoir situé votre histoire dans l'Italie fasciste?

L'Angleterre, je ne connais pas bien. Ça ne m'intéresse pas beaucoup. Alors que 1932 est une date très importante, avant que Mussolini ne durcisse le régime. À cette époque, il était l'allié de la France. En Angleterre, Churchill disait que Mussolini était le plus grand homme d'État vivant. En 1932 en Russie, il y avait déjà Staline, mais c'était avant les purges. Dans ces deux régimes autoritaires, il y avait un certain espace de liberté. Jusqu'au voyage de Gide en URSS en 1936, toute l'intelligentsia européenne était prosoviétique

Y a-t-il un lien avec la résurgence de l'extrême droite en Europe?

Pas du tout. Quoique sous Berlusconi, l'Italie n'était pas beaucoup mieux qu'avec Mussolini. Le seul clin d'oeil à l'actualité, c'est avec la Russie, où Poutine vient de rétablir des lois très dures sur l'homosexualité [NDLR: réfugiés à Moscou, les héros subissent l'opprobre du régime soviétique parce qu'ils sont homosexuels]. L'homosexualité était réprimée sous Staline et Eltsine l'a dépénalisée en 1993. On revient en arrière.

On lit souvent que le dirigisme économique de Vladimir Poutine s'appuie sur le rejet de la libéralisation sous l'ancien président Boris Eltsine. Le même phénomène a-t-il lieu sur le plan moral, de la tolérance à l'homosexualité?

Poutine est très patriote. Il se réclame de valeurs morales qui rabaissent l'homosexualité. Eltsine était vraiment démocrate. Poutine présente une Russie qui s'oppose à l'Occident dégénéré et décadent. Tolstoï et Dostoïevsky disaient la même chose.

Ne voit-on pas le même rejet de la modernité morale dans une certaine partie de la société en Occident?

Sur le mariage gai, on voit deux France qui s'opposent. Toutes les Églises sont d'un côté et de l'autre il y a les forces du progrès. Je pense que le combat durera toujours. Les réactionnaires tenteront toujours de revenir en arrière. Les Espagnols étaient à l'avant-garde de la liberté des moeurs, de la vie privée, et il semble y avoir un recul.

Vous parliez plus tôt du contraste entre l'historien de l'art et l'espionnage. Y a-t-il un lien avec votre père critique littéraire et collabo, dont vous racontiez l'histoire dans Ramon en 2009?

Mon héros est un spécialiste de Poussin, un peintre absolument intemporel [NDLR 1594-1665]. C'est ça qui est frappant: quelqu'un qui s'intéresse à Poussin, mais s'engage politiquement. Il y a psychologiquement une distorsion dans l'esprit entre s'intéresser à un peintre en dehors du temps et prendre parti violemment dans son époque. Je pense que ça s'explique en partie par l'homosexualité. Blunt aussi était homosexuel, il était habitué à vivre clandestinement, comme mon héros. De la clandestinité à l'espionnage, il n'y a qu'un pas.



Ce pan de la culture homosexuelle disparaîtra-t-il avec l'acceptation graduelle de l'homosexualité en Occident?

Ce n'est pas gagné partout. Il y a beaucoup d'oppression en Russie, dans certains États américains. Mais je crois que certains homosexuels vont toujours garder un sentiment de revendication de la liberté, leur pouvoir de contester la société. Ils ne s'embourgeoiseront pas tous. C'est comme chez les hétéros, il y en a des bourgeois et d'autres qui ne le sont pas. Ce qui est intéressant pour moi dans l'homosexualité, c'est moins le sexe que l'attitude mentale de contester ce qu'on nous dit de faire.

Allez-vous continuer dans le filon de votre père?

Des amis m'ont apporté des tas de documents, des revues dont j'ignorais l'existence. Je vais publier une nouvelle édition enrichie de Ramon. Mon père vivait le même contraste que le spécialiste de Poussin de mon roman. C'était un homme supérieurement intelligent, un homme de culture, ami de Proust, Malraux, Duras, Bernanos, Saint-Exupéry. Il était anglophile, pas du tout germanophile. Et tout d'un coup, il a basculé et est devenu collaborateur d'un régime totalitaire. Il y a là un grand mystère. J'ai écrit Ramon pour expliquer ce mystère, mais je n'y suis pas vraiment arrivé.

Sur quoi travaillez-vous maintenant?

Sur un roman sur des peintres du XVIe siècle à Florence. C'est ça qui me passionne, l'Italie, l'art.

On a sauvé le monde, Dominique Fernandez, Grasset, 589 pages.