Écrire une histoire, c'est prendre parti, croit Régis Jauffret. Dans son nouveau roman, La ballade de Rikers Island, qui décrit le scandale sexuel du Sofitel de New York, il se range du côté d'Anne Sinclair et de Nafissatou Diallo, ce qui lui vaut déjà une poursuite de Dominique Strauss-Kahn. Entrevue avec un écrivain obsédé par la réalité «augmentée» du roman.

Ce n'est pas la première fois que Régis Jauffret joue dans les eaux troubles de la réalité et de la fiction. Sévère, qui racontait le meurtre du banquier Édouard Stern par sa maîtresse Cécile Brossard, s'est attiré les foudres de la famille. Son précédent roman, Claustria, s'intéressait au cas sordide de l'Autrichien Josef Fritzl, qui a séquestré pendant des années sa propre fille, à qui il a fait sept enfants.

Cette fois, il s'attaque à un gros morceau, dont les frasques ont fait le tour de la planète: Dominique Strauss-Kahn, ancien directeur du Fonds monétaire international et favori des présidentielles, ex mari de la journaliste Anne Sinclair, qui a vu sa carrière ruinée par une accusation de viol envers une femme de chambre, Nafissatou Diallo.

Qu'est-ce que Régis Jauffret pouvait dire de plus sur l'«affaire DSK» qui a tant fait couler d'encre? «Ce que je trouvais intéressant était d'arriver à en faire un vrai roman, a-t-il expliqué lors d'un entretien téléphonique. Les gens qui ont écrit sur cette histoire prennent toujours la tangente; moi, je colle à l'histoire à chaque phrase, je ne quitte pas le réel une seule seconde, même si en même temps, on est toujours dans le romanesque.»

Pour écrire ce livre, Jauffret s'est rendu en Guinée, le pays natal de Nafissatou Diallo, ainsi qu'à New York. C'est un roman écrit selon trois angles, ceux de DSK, d'Anne Sinclair et d'un écrivain, alter ego de Jauffret, en quête de son sujet en Afrique.

Trois solitudes, en fait. «Ce qu'il y a d'assez frappant, dans cette affaire new-yorkaise, c'est qu'il y a un moment où chacun est dans sa bulle, dit-il. DSK dans sa cellule, Anne Sinclair à Paris, Nafissatou Diallo retirée du monde et protégée par la police. Ces personnages menaient une vie parallèle juste après le drame.»

Régis Jauffret ne cache pas sa fascination pour Anne Sinclair, la femme cocufiée à la face du monde. «Quand je l'ai vue sortir du tribunal, soutenue par sa belle-fille et le garde du corps, j'ai eu vraiment l'impression de voir une figure de légende, de voir un personnage magnifique en fait. En réalité, DSK est un personnage assez ordinaire, il y en a beaucoup comme lui.» Et, sans jamais le nommer, il ne le ménage pas, le décrivant comme un obsédé sexuel narcissique, abonné au Viagra.

D'ailleurs, Jauffret croit que sans le «secours» de la pharmacopée, il n'y aurait pas eu de scandale. «Sans réfléchir beaucoup, on sait que cette vie-là est menée à coups de cachets. C'est un personnage d'aujourd'hui, cette histoire n'aurait pas pu avoir lieu en 1995, car il n'y aurait pas eu d'érection et il ne se serait rien passé du tout dans cette chambre.»

Histoire néo-colonialiste

Il a fallu un plus long détour pour cerner les contours de Nafissatou Diallo. «Faire ce livre m'a permis d'aller en Guinée, et pour moi, ç'a été comme un voyage initiatique. J'ai pu voir des choses que je n'aurais pas vues et j'ai surtout ressenti des choses. J'ai pu avoir une vague idée de ce qu'elle pouvait être, cette femme qui était analphabète, peule... J'ai pu voir la condition de la femme en Guinée. Elle n'est même pas bafouée, elle n'a pas de droits. Elle a une éducation coranique, c'est-à-dire pas d'éducation du tout, elle n'a pas appris à lire ou à écrire, alors que son frère est alphabétisé et cultivé. C'est pourquoi elle dit à la fin du livre: «Est-ce que les clients ont le droit de faire ce qu'ils veulent avec nous?» C'est qu'elle n'est pas sûre. Dans beaucoup de pays, c'est elle qui aurait été accusée. La constitution des États-Unis l'a prise sous son aile. Elle s'est dressée contre Goliath et elle a gagné.»

N'empêche, dans le traitement de cette affaire, Jauffret a été sidéré par le racisme dont elle a été victime. «C'est une histoire néo-colonialiste. Personne n'a remarqué que l'acte sexuel auquel il s'est livré, lui qui a eu tant de partenaires, avait eu lieu sans préservatif. C'est quand même lamentable. Là où c'est allé plus loin dans l'horreur, c'est qu'on en a parlé un peu, de la capote, mais pour dire qu'il avait peur, lui, d'être infecté, mais on n'a jamais dit qu'elle pouvait être infectée, elle. Parce qu'elle est noire. Inconsciemment, on pense qu'elle peut donner la maladie, pas la recevoir. Et quand on a pu sous-entendre qu'elle attendait d'être payée pour une fellation? Évidemment, comme elle est noire, pour 50$, elle fait ce que vous voulez. Mais cette fille gagnait 3000$ par mois dans ce travail, et elle risquerait sa place pour 50$? Et quand on a dit qu'elle était laide, ça voulait dire quoi? Qu'elle était trop laide pour être violée, mais pas trop pour qu'il couche avec? Tout ça est d'un profond mépris pour les femmes, mais on s'est aussi permis toute cette crasse machiste parce qu'elle était noire.»

Écrire sur l'affaire DSK est comme écrire le conte du Petit Chaperon rouge, note Jauffret. «C'est comme une boîte, un conte. On connaît l'histoire, le Chaperon rouge est mangé par le loup. Par rapport à la réalité, le roman a un début et une fin. Toute l'histoire est dans le roman, tandis que dans la réalité, l'histoire est infinie.»

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La ballade de Rikers Island, Régis Jauffret, Seuil, 426 pages.

La contre-attaque

Dès la première sortie médiatique de Régis Jauffret, Dominique Strauss-Kahn (DSK) a sorti de son côté les armes: poursuite en diffamation contre l'auteur, les éditions du Seuil et France-Inter où Jauffet a donné une entrevue. «Je suis très rarement et presque plus interviewé en direct en France, confirme-t-il. J'ai beaucoup d'invitations qui ont été annulées. Nous avons une jurisprudence qui est très accablante pour les romanciers. Le roman y occupe une place privilégiée dans le sens où il peut à tout moment être attaqué. C'est un pouvoir fantasmé de la part du législateur, on y attribue presque le pouvoir d'un démon ou d'un dieu, puisqu'on l'accuse d'arriver à inventer la réalité et la faire plus que réelle.»

Selon Régis Jauffret, tout romancier qui s'inspire d'un fait divers est dans une zone à haut risque. «Les menaces sont fortes, et financières. Je trouve désagréable de publier un livre dans un contexte judiciaire dès le premier jour, d'être sous pression et d'être en face de médias qui sont sous pression. C'est un avertissement aux romanciers et aux journalistes, et ça fonctionne.» S'il avait pris le parti de DSK, il n'en serait pas là... «Ah ça, non, vous avez raison de le dire. Je serais tranquille!»

Le sexe et l'«exception» française

En France, on a longtemps respecté la vie privée des politiciens français, mais ça semble de moins en moins le cas. On n'a qu'à voir, tout récemment, à quel point les affaires de coeur de François Hollande ont fait jaser. Dans La ballade de Rikers Island, Jauffret décrit bien cette indulgence envers les hommes politiques à la sexualité débridée, allant jusqu'à écrire qu'au pays du marquis de Sade, on ne veut pas d'un eunuque...

«Nous avons tendance à dire que c'est sa vie privée, il fait ce qu'il veut. Je ne suis pas d'accord avec ça, parce qu'à partir du moment où on a des fonctions importantes, on doit gérer sa vie privée, on ne peut pas faire n'importe quoi, il ne faut pas que la vie privée déborde sur le public. On ne se rend pas compte de l'image que ça nous donne à l'étranger. L'Europe a failli perdre la direction du Fonds monétaire international (FMI) dans l'affaire DSK. Alors ce ne sont pas des choses insouciantes.»

Photo: Reuters

Dominique Strauss-Kahn