Quand il dominait l'Europe, Napoléon était honni des Canadiens, comme on appelait alors les Québécois. Il était l'héritier qui avait assassiné le roi et des prêtres, emprisonné le pape. Mais rapidement, il est devenu une idole de la résistance au monde anglo-saxon. Dans un livre paru l'automne dernier, le sénateur Serge Joyal explique l'importance parfois méconnue qu'a eue l'Aigle au Québec.

«Napoléon est devenu et est demeuré l'archétype des personnages politiques ambitieux», dit M. Joyal, conseiller artistique de la collection d'oeuvres d'art Power Corporation, propriétaire de La Presse. «Le nombre de Napoléon au Parlement a explosé au milieu du XIXe siècle. Les caricaturistes ont mis Duplessis, Landry, Marois, Jean Chrétien, Harper, Denis Coderre sous les traits de Napoléon ou de ses généraux. On a vu Jean-François Lisée en Napoléon. Et j'ai été étonné de voir René Lévesque en Napoléon en 1961, juste après qu'il a été nommé ministre des Ressources hydroélectriques pour entreprendre la campagne de nationalisation de l'électricité. Il est important de réfléchir aux mythes d'une société pour voir d'où elle vient.»

Au passage, M. Joyal explique que les Canadiens français avaient peur durant les guerres napoléoniennes que, vainqueur, il ne vende le Canada aux États-Unis, comme il l'avait fait en 1804 avec la Louisiane. Que le collège André-Grasset doit son nom à la béatification en 1925 d'un père eudiste qui n'avait vécu que quelques années en Nouvelle-France avant de retourner en France, et qui a été assassiné après la Révolution parce qu'il refusait, comme d'autres prêtres, de prêter serment au pouvoir civil. Et que la Déclaration d'indépendance américaine de 1776 faisait expressément référence à la menace canadienne-française.

«Les historiens ne mentionnent pas souvent ce passage de la Déclaration d'indépendance, dit M. Joyal. Les Américains craignaient que la Grande-Bretagne impose le papisme en Nouvelle-Angleterre parce qu'elle l'avait permis au Canada. Bien sûr, on craignait aussi la concurrence des marchands de fourrure francophones. Mais l'épouvantail de la religion catholique était important.»

Selon M. Joyal, la Charte de la laïcité doit ainsi beaucoup plus à Napoléon qu'aux pères de la laïcisation au début du XXe siècle de l'école française, dont l'exemple est souvent cité. «Napoléon est bien plus connu que Jules Ferry. Napoléon est celui qui a affirmé la primauté du politique sur l'autorité religieuse, qui a imposé sa loi aux églises. Même si, finalement, il a rouvert les églises dans le cadre du concordat avec le pape, et qu'il n'a pas vraiment changé les choses.»

Le bicentenaire de la fin de l'ère napoléonienne, en 1814-1815, suscite à Montréal plusieurs expositions auxquelles collaborera Serge Joyal. L'été prochain, au sous-sol de l'église Notre-Dame, aura lieu une exposition des oeuvres d'art de la collection napoléonienne de Jean-Pierre Chalençon. En 2015, suivront une exposition sur les origines du mythe napoléonien au Québec dans la Grande Bibliothèque, et, en 2016, une grande exposition sur la maison Napoléon au Musée des beaux-arts.

Extrait de Le mythe de Napoléon au Canada français

«Un monde sans la France, ce n'était pas envisageable. Dans la conception chrétienne prévalant à l'époque, bien enracinée chez les Canadiens français pour longtemps encore, les malheurs de la France étaient un châtiment de Dieu qui, un jour, la ferait renaître plus forte, plus pure. »

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Le mythe de Napoléon au Canada français, Serge Joyal, Del Busso, 561 pages

La genèse

«Comme tous les Québécois de naissance, le personnage ne m'était pas étranger, explique Serge Joyal en entrevue. Je le voyais à la télévision, au cinéma, à l'école, dans la vie quotidienne. Ce qui m'avait toujours impressionné, à partir de mes études de droit, c'était le Code civil. À l'époque, on parlait du code Napoléon. Dans ma famille, j'avais un oncle Napoléon du côté de ma mère. Et dans notre folklore culturel, il y avait Joséphine, une femme qui aime constamment son mari.

«Plus récemment, Ben Weider avait accepté à ma suggestion de donner sa collection au Musée des beaux-arts de Montréal. Pour lui, c'était presque un culte, un personnage mythique comme Maurice Richard. Quand, enfant à Saint-Lin, il revenait de l'école après s'être battu avec des garçons, son père lui disait: «Bats-toi comme Napoléon.»

«Pour réussir à s'imposer, il fallait faire comme Napoléon, toujours faire un effort, rester sur la brèche sans jamais abandonner ses projets. Après le décès de Weider, le musée m'a demandé de faire une conférence sur l'origine de son intérêt. Je me suis dit qu'il y avait peut-être quelque chose de plus large. La conférence a eu beaucoup de succès, il y avait 500 personnes dans la salle. On m'a dit que je devrais écrire là-dessus.»

Le blocus et Montréal

Dans son livre, Serge Joyal explique comment Montréal a dû son essor commercial au blocus continental imposé par Napoléon pour interdire au Royaume-Uni de s'approvisionner en Europe.

«C'est un aspect connu des historiens, mais dont l'importance est sous-évaluée à mon avis, dit-il en entrevue. La Grande-Bretagne n'avait plus accès au blé et au bois dont elle avait besoin pour sa flotte. Le tonnage qui partait du port de Québec a été multiplié par six. Les frais de douane ont été abolis.

«Le clergé était favorable aux Britanniques, organisant même des souscriptions dans les paroisses pour soutenir l'effort de guerre. Mais il avait peur de l'influence de l'industrialisation et de l'urbanisation sur les Canadiens, comme on appelait alors les Québécois, que ça les rende protestants comme les Anglais. On a inventé un atavisme agricole canadien-français qui remontait à avant la Conquête. La conséquence a été que les Canadiens français n'ont pas profité du commerce du bois et des céréales, autrement que comme ouvriers agricoles et comme bûcherons.

«Comme Napoléon lui-même n'était pas vraiment porté sur le commerce, quand il a commencé à être admiré plutôt que honni au Québec, l'idéal agricole a pu perdurer. Par exemple, il n'avait pas prévu que le blocus continental permettrait au Canada de jouer un rôle dans la guerre européenne avec ses exportations.»

Photo: Bernard Brault, La Presse

Ben Weider

Napoléon au magasin

«Napoléon fait vendre davantage au Québec qu'au Canada anglais, dit Serge Joyal en entrevue. On a actuellement des restaurants Napoléon, des foyers, des fromages. À la fin du XIXe siècle, plusieurs entreprises vendaient du tabac à chiquer sous la marque Napoléon. Il y a eu des camions et des bicyclettes Napoléon. Dans le discours public, les publicités, Napoléon est beaucoup plus présent que Louis XIV, par exemple, malgré toute l'idéalisation de la Nouvelle-France.»

Une page tirée du livre Le mythe de Napoléon au Canada français de Serge Joyal.