«Des nouvelles d'Édouard», prise 2: ainsi pourrait-on résumer le nouveau roman de Michel Tremblay, Les clefs du Paradise, puisqu'il relate les débuts de son personnage d'Édouard, alias la flamboyante duchesse de Langeais.

Le livre a été lancé lundi, alors que des supplémentaires de la pièce de Tremblay Le paradis à la fin de vos jours sont présentées au Rideau Vert jusqu'à aujourd'hui. Quant à la pièce La duchesse de Langeais, écrite en 1968, elle est jouée à la mi-novembre, avec six autres pièces de l'auteur, à Montreuil, aux portes de Paris. Gros mois, donc, pour Michel Tremblay... et la duchesse.

Au moment de notre rencontre, Michel Tremblay est plongé dans son agenda sur son iPad: il rentre tout juste du 25e Vancouver International Writers Festival, où il a été reçu avec ferveur et panache, et il s'assure de bien connaître son horaire de la semaine à venir. Car un roman de Tremblay, c'est inévitablement une tournée des médias québécois pour l'auteur de 71 ans, et son 32e livre (si on ne compte pas ses 30 pièces de théâtre!) ne fera pas exception à la règle.

Surtout que c'est un très bon «Tremblay», Les clefs du Paradise relatant avec verve et humour la jeunesse d'un de ses personnages les plus attachants: Édouard, fils de Victoire, frère d'Albertine, de Gabriel et de Madeleine. Édouard qui a 17 ans en ce mois de décembre 1930 et qui va enfin entrer dans deux univers «adultes», celui du marché du travail et celui du «club de nuit» Le Paradise, où les «vieux garçons», ainsi qu'on désignait les homosexuels à l'époque, se réunissent.

Un cas à part

Édouard est un cas à part dans l'oeuvre de Tremblay: c'est le seul personnage des cycles Les chroniques du Plateau Mont-Royal et La diaspora des Desrosiers à n'être pas inspiré du tout, aucunement et même «pas pantoute», d'un membre de la famille réelle de Tremblay!

«Mes deux oncles [Tremblay] étaient ben trop plates pour me donner le goût de raconter leur histoire, dit Michel Tremblay en riant. Alors j'ai inventé un personnage d'oncle qui serait une grande folle dans la famille littéraire. Je me rappelle le moment précis où je l'ai créé: j'étais à Acapulco, en 1968, j'avais eu une bourse de 750$ pour écrire pendant trois mois. La chambre me coûtait 90 cents, c'était tellement pas cher, le Mexique, qu'il m'était resté de l'argent en rentrant au Québec!»

«J'écrivais dans la salle à manger à l'abandon de l'hôtel, se remémore-t-il, j'étais en train de travailler à La cité dans l'oeuf [un roman]. Tous les soirs, j'allais me promener sur la place centrale, le long de la mer, et il y avait un bar, dans le coin à gauche, où les Québécois se réunissaient. Je n'y allais pas, mais je m'assoyais sur la place pour les écouter.

«Et un soir, il y a une grande «folle», une grosse «folle», debout sur une table, dans le coin, qui a fait son show, pas ben bon, mais fascinant. Je l'ai regardé un bout de temps, je suis rentré à l'hôtel et là, j'ai fait une chose que je n'ai faite que deux fois dans ma vie: j'ai interrompu l'écriture d'un texte pour pouvoir en écrire un autre, ça a donné la pièce La duchesse de Langeais.

«La seule autre fois que j'ai fait ça, c'est 20 ans plus tard, quand j'ai arrêté d'écrire Le coeur découvert, pour rédiger la pièce Le vrai monde?

Le goût du fun

C'est après avoir lu le roman «à l'index» La duchesse de Langeais d'Honoré de Balzac qu'Édouard va s'inventer, à son tour, un personnage, un double: la «duchesse» qui réussira à s'affirmer par l'autodérision et le goût du «fun», malgré les désillusions.

C'est par ce goût du «fun» qu'il s'oppose au personnage de Maria, mère de Rhéauna (qui deviendra Nana, la grosse femme d'à côté) et tante par alliance d'Édouard. En fait, presque tout le roman Les clefs du Paradise est construit sur des duos, souvent sororaux, aux antipodes: Madeleine et Albertine, Alice et Béa, Tititte et Teena avec qui leur soeur Maria joue aux cartes («Je pourrais écrire des parties de cartes entre ces trois-là pendant des semaines, tellement j'aime ça!»)...

Et, bien sûr, il y a aussi Josaphat-le-Violon, frère de Victoire, qui s'offrira en quelque sorte une retraite fermée avant de disparaître. Le maître ès improvisation musicale a d'ailleurs droit à certaines des plus belles pages des Clefs du Paradise.

C'est le goût de l'improvisation qui nourrit également Édouard.

«Ce n'est pas un travesti, Édouard, précise Tremblay, c'est un improvisateur. Je lui ai donné - je m'en rends compte 45 ans plus tard! - les façons de faire d'un de mes amis, qui était du genre à descendre tout d'un coup l'escalier avec des gants de jardinage et un arrosoir à la main, comme ça, pour rien. Il nous faisait mourir de rire. C'est ce que fait Édouard: il est capable de se mettre une «moppe» sur la tête juste pour faire rire. Le roman devait s'appeler au départ Les clefs du ciel, les clefs de l'enfer, mais parce qu'il s'y passe beaucoup de choses comiques grâce à Édouard, je cherchais un titre moins formel...»

Ainsi est né Les clefs du Paradise («mon 14e livre en 14 ans», fait remarquer Tremblay). Ce roman constitue le septième tome de La diaspora des Desrosiers, entreprise en 2007 avec le roman La traversée du continent.

Deux autres tomes verront le jour, l'an prochain et en 2015, dans lesquels Édouard jouera encore un rôle clé: d'abord, Une éclaircie, une éclaircie?, qui se déroulera en 1935, puis La traversée du malheur, planté en 1939.

«C'est particulier, parce qu'avec Les chroniques du Plateau Mont-Royal, j'ai en quelque sorte écrit l'apocalypse des membres d'une famille, et là, parce que je les trouvais «don' ben déprimants», je travaille à leur genèse, un peu plus légère. Ça me permet de découvrir plein de choses sur différentes époques, en plus: cette fois-ci, j'ai appris qu'il y avait un petit train qui reliait les deux extrémités de l'hôpital psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu, tellement c'était grand!» Il en est question dans Les clefs.

«Si j'écrirai autre chose après ça? conclut Tremblay. Non. Quoique... Je me rends compte que si les gens commencent par lire La diaspora avant Les chroniques, il va en manquer des bouts, à la famille Desrosiers, hein...»

LES CLEFS DU PARADISE, MICHEL TREMBLAY, LEMÉAC/ACTES SUD, 258 PAGES.

Extrait Les clefs du Paradise

«Un livre défendu! Un roman à l'Index! [...]

Édouard a tiré le roman de la poubelle, l'a essuyé sur son parka dans l'espoir qu'il ne sentirait pas les épluchures de patates trop longtemps. Une édition cartonnée. Les éditions Nelson. Il est allé voir à la fin (son grand frère Gabriel est imprimeur et lui a dit que tous les livres portent une date et un lieu d'impression à la dernière page). Printed in France. Et pourquoi en anglais? Mystère. Il l'a caché au fond de sa poche et a fini son travail en bougonnant parce que les poubelles, cette semaine-là, paraissaient plus pleines, plus pesantes et plus odorantes que d'habitude.»