Le quatrième mur, sixième livre de l'écrivain français Sorj Chalandon, est en lice pour le Goncourt. Ce n'est pas pour cela qu'il faut le lire. Il faut le lire parce que c'est un grand roman magnifiquement écrit et une fiction tout imprégnée de vrai sang, de vraies larmes, de vrais conflits guerriers. Ceux qu'a couverts Chalandon comme correspondant de guerre, entre 1973 et 2005. Entrevue avec un homme à qui l'écriture sauve la vie et l'âme tous les jours.

À l'autre bout du fil, planté quelque part dans la salle de rédaction du Canard enchaîné où il est chroniqueur depuis 2009 après 33 années au quotidien Libération, Sorj Chalandon pleure. Sans honte, simplement anéanti de douleur. À la télévision, il a vu, le jour même, les images des enfants tués en Syrie par les gaz. Il les imagine dans leurs petits pulls, «peut-être leur préféré, qu'ils ont choisi ce matin-là», juste avant qu'ils ne respirent la mort.

Des enfants tués, des adultes massacrés, Sorj Chalandon en a vu pendant des années en tant que correspondant de guerre, partout sur Terre: Irlande du Nord, Iran, Liban... En 1988, il a même remporté le prix Albert-Londres, le plus prestigieux prix remis à un journaliste, pour la qualité de ses reportages.

Jusqu'à ce qu'un jour, Sorj Chalandon décide d'arrêter parce que la guerre était en train de le tuer de l'intérieur. Jusqu'à ce qu'il décide d'écrire un roman puis un autre, de créer de la beauté à même l'horreur et l'inexplicable. «Jusqu'en 2005, je ne me suis pas autorisé à la fiction, explique-t-il de sa bonne voix chaude. Je n'arrivais pas à entrer, par la fiction, dans une ville et à la détruire. Je n'arrivais pas à donner forme à ce que j'avais vu et vécu. Il m'a fallu plus de 30 ans pour accepter d'entrer en fiction. Et autant pour sortir ce que m'avait fait le massacre des camps de réfugiés de Sabra et Shatila [en 1982]. Je crois que toutes ces années, j'étais encore en état de sidération d'avoir vu les morts de Sabra et Shatila.»

Le quatrième mur n'est toutefois pas qu'un roman sur la guerre et le massacre. C'est aussi une histoire d'amitié toute pétrie de vie et de paradoxes. L'amitié de Georges et de Sam, telle que racontée par Georges (vrai prénom de Sorj), dans une série d'allers-retours entre 1974 et 1983, entre Paris et Beyrouth.

Antigone à Beyrouth

Janvier 1974. Sam est un metteur en scène qui s'est réfugié en France après avoir été torturé dans la Grèce totalitaire des colonels. Georges est étudiant en théâtre et militant maoïste, dans un Paris polarisé entre extrême droite et extrême gauche. «Après avoir connu la dictature, la bataille d'Athènes et la prison, dit Georges de son ami Sam, il disait que nos combats étaient un genre d'opérette. Il ne jugeait pas notre engagement. Il affirmait simplement qu'au matin, personne ne manquerait à l'appel. [...] Il disait que notre colère était un slogan, notre blessure un hématome et notre sang versé tenait dans un mouchoir de poche. Il redoutait les certitudes, pas les convictions.»

Entre celui qui sait, dans le rouge de sa chair, et celui qui croit, convaincu du tout noir ou tout blanc, entre le torturé et le tourmenté, va naître une amitié profonde. Quand Sam tombe trop malade pour réaliser son projet de monter une pièce de théâtre au Liban, avec une troupe de comédiens issus de toutes les communautés qui s'affrontent - palestinienne, sunnite, druze, chiite, chaldéenne, chrétienne maronite -, c'est à Georges qu'il demande de le remplacer. Et Georges y va.

«Je voulais confronter à la guerre quelqu'un qui n'a rien à faire là, qui n'est ni journaliste ni militaire, qui ne la subit pas non plus, explique Sorj Chalandon. Georges y va parce qu'il ne peut rien refuser à son ami Sam, et parce que c'est un artiste, un comédien.»

Ce n'est pas un hasard. Sorj Chalandon a en effet écrit son roman à l'aide de procédés inspirés du théâtre: une histoire qui se déroule en quatre «actes», un personnage secondaire qui tient un rôle fondamental comme c'est souvent le cas dans les pièces de Molière ou de Racine (Marwan, chauffeur libanais de Georges), le quatrième mur du titre (le mur virtuel qui se dresse entre comédiens et spectateurs), les ressorts de la tragédie, des extraits et une analyse d'Antigone de Jean Anouilh (pièce choisie par Sam pour être montée à Beyrouth).

«Dans l'écriture de ce livre, il y a Georges qui choisit ses acteurs, comme moi, je choisis mes personnages. Et tous mes personnages sont des lambeaux de moi: Sam, c'est en quelque sorte ma conscience, mon Jiminy Cricket, celui qui me demande de me calmer, de réfléchir; Marwan, c'est ma bienveillance, ma protection, le père; Georges? C'est ma naïveté et aussi ma force.»

Le roman commence en quelque sorte par la fin, dans le nord du Liban, fin octobre 1983, en pleine guerre. «Je voulais que nous entrions dans la tragédie, la poussière et la fureur dès les premiers mots. Je voulais dire au lecteur: il ne faut pas espérer, même si ce n'est pas un roman désespéré. Il y a la guerre comme un décor immense. Et toujours cette question: est-ce que Georges va réussir à monter Antigone? En écrivant le livre, jusqu'à la fin, je vous le jure, je ne savais pas si Georges allait réussir ou non.»

Évidemment, le choix d'Antigone d'Anouilh n'est pas non plus un hasard. En février 1944, en pleine Seconde Guerre mondiale et dans Paris occupé par les Allemands, Jean Anouilh va réussir à monter cette pièce en un acte, avec à la fois l'accord de la censure nazie et les applaudissements de la Résistance! «C'est parce que personne n'y voit la même pièce: 10 spectateurs, c'est 10 pièces différentes, explique Sorj Chalandon. C'est pour cela qu'il est imaginable qu'elle soit montée en pleine guerre par des factions opposées.»

«Il y a des choses que j'ai vraiment vécues dans ce livre, reprend Chalandon, cette scène où Georges récite du Victor Hugo, c'était tellement absurde... Je suis fatigué...»

De l'autre côté de l'Atlantique, la voix de Sorj Chalandon se casse de plus en plus. Plusieurs de ses romans ont gagné des prix, parmi les plus prestigieux. Mais aucun ne comble le prix qu'il paie pour écrire ses romans, ce Quatrième Mur, cette mise à nu de la grenade dégoupillée qu'est devenu son coeur.

________________________________________________________________________________

* * * * 1/2

Le quatrième mur. Sorj Chalandon. Grasset. 332 pages.

Extrait Le quatrième mur

«Un instant, je me suis dit que j'avais plus vécu en cinq jours que durant ma vie entière. Et qu'aucun baiser de Louise ne vaudrait jamais la petite Palestinienne, retrouvant les mots d'un poète en levant le poing. J'ai secoué la tête. Vraiment. Secoué pour chasser ce qu'elle contenait. J'ai eu honte. Je pouvais rentrer demain, laisser tomber, revenir en paix, vite. Un sourire de Louise et une caresse d'Aurore étaient les choses au monde qui me faisaient vivant. Et je me le répétais. Et je n'en étais plus très sûr. Alors j'ai eu peur, vraiment, pour la première fois depuis mon arrivée. Ni peur des hommes qui tuaient, ni peur de ceux qui mouraient. Peur de moi.»