Le mot «dualité» semble taillé sur mesure pour Lori Saint-Martin: née en Ontario, elle vit au Québec; elle traduit des romans avec son mari Paul Gagné; mère de deux enfants, elle est chercheuse universitaire et écrivaine; après deux recueils de nouvelles, elle vient de lancer son premier roman, Les portes closes. Un roman écrit au double «je»: un homme et une femme relatent tour à tour leur vie commune. Deux voix pour traduire au plus juste le passage du temps.

C'est bel et bien de l'allégresse qui se dégage de Lori Saint-Martin en ce matin ensoleillé. Tout juste arrivée de Buenos Aires («Je vais commencer à traduire en espagnol bientôt!»), attendue dans quelques heures à l'Université du Québec à Montréal, où elle est professeure et chercheuse, elle est à deux mille lieues de l'image qu'on peut se faire d'un traducteur (aigri ou envieux?) ou d'un intellectuel (incompréhensible ou prétentieux?). En fait, elle ressemble au ton de son premier roman, vif, sans chichi et très concret.

Rédigé en courtes phrases réunies dans de courts chapitres, son roman porte pourtant sur une longue relation: celle d'un couple, couple d'artistes qui plus est (les portes closes du titre sont celles qui ferment les ateliers respectifs de ces deux peintres), couple formé il y a près de 35 ans. «Je voulais donner une impression d'intimité, mais avec deux «je», explique Lori Saint-Martin, et ensuite former une deuxième intimité, cette fois avec le lecteur.

«Plus que le couple et ses paradoxes, explique Lori Saint-Martin, les deux thèmes du livre sont, d'après moi, la création et surtout le temps. Le temps dans une vie, le temps dans un couple, le temps qu'on tente de suspendre quand on crée une oeuvre. J'avais envie de parler des ravages, mais aussi des bienfaits du temps. Comme je le fais dire à un de mes personnages, je crois qu'aimer quelqu'un longtemps est la seule façon de sortir du narcissisme.

«Comme chercheuse, reprend-elle, je dois écrire pour expliquer et convaincre, parfois longuement. Comme écrivain, c'est le contraire: j'ai l'entière liberté d'utiliser un langage très simple, des phrases qui sont presque des aphorismes, dans des scènes qui se déroulent parfois en cinq lignes. Or, j'aime la vitesse et le risque!», constate en riant l'ex-interprète de conférence.

Le «je» traducteur

Avec son mari Paul Gagné, traducteur de métier, Lori Saint-Martin a traduit vers le français quelque 70 livres en 20 ans! Leurs traductions sont publiées au Québec, mais aussi dans toute la francophonie: Actes Sud, Flammarion, Points, Folio et autres maisons d'édition françaises adoptent leur version des romans de Naomi Klein (dont No Logo), Neil Bissoondath, Margaret Atwood, David Gilmour, Ann-Marie MacDonald et compagnie. Le couple accumule d'ailleurs les récompenses pour la qualité de ses traductions, dont deux prix du Gouverneur général, en 2000 et en 2007. Et à deux reprises (décidément, il y a du deux partout...), les traductions faites par le couple ont valu à un auteur canadien-anglais d'être en lice pour le prix Femina étranger!

Au fil du temps, les deux traducteurs ont mis en place une méthode de travail - c'est un autre des bienfaits du temps! Paul fait une première traduction à partir de l'original; Lori en fait une lecture comparée très serrée, suivie immédiatement d'une seconde lecture de la version française pour peaufiner le texte; Paul intègre tous les changements; enfin, une dernière relecture à deux permet d'apporter les ultimes corrections.

«Ce qui nous importe, explique l'écrivaine, c'est de rendre la différence du texte, de ne pas enjoliver ou normaliser le texte qu'on traduit. Il s'agit de rendre une voix, une expérience, faire ce que le traducteur et théoricien Antoine Berman appelait «l'épreuve de l'étranger».»

Le «je» écrivain

Lori Saint-Martin a-t-elle l'impression que la traduction a une influence sur son écriture romanesque? «Peut-être, répond-elle après un moment de réflexion. Traduire, c'est comme être dans le laboratoire d'un écrivain. Tenez, une analogie: si vous voyez des danseurs se produire sur une scène, ça ne vous aide pas à mieux danser. Mais si vous voyez ces danseurs faire leurs étirements et assistez à leurs répétitions, vous pouvez sans doute en tirer un enseignement.

«Chose certaine, cela m'a permis de savoir ce que je veux et ne veux pas dans un roman, reprend-elle. Et de réaliser à quel point le rythme est important. Quand j'écris, je ne foisonne pas, j'épure.

«Et sans doute qu'en écrivant Les portes closes, je voulais d'une certaine manière «traduire» l'ambivalence, les paradoxes dans un couple. Tout le monde fait des méchancetés dans une relation, sans qu'il y ait pour autant un seul méchant... Il y a deux vérités, celle de Catherine et celle de Philippe. Et il y a aussi la vérité d'aujourd'hui et celle de demain.

«Je vais continuer à traduire, conclut Lori Saint-Martin. C'est quelque chose d'important pour moi, et pour Paul. Mais après des années où il y a eu essentiellement la traduction, l'université et les enfants - pas nécessairement dans cet ordre, précise-t-elle en riant -, je suis actuellement dans un moment de ma vie où la création apporte une lumière, qui m'éclaire, dans tous les sens du terme. J'ai envie d'y demeurer, dans cette lumière. J'ai déjà une idée pour un prochain roman et même déjà terminé un petit manuscrit de micro-récits...»

Dans la lumière du jour ensoleillé, Lori Saint-Martin est alors repartie, vive, sans chichi et prête à concrétiser tous ses projets.

* * * 1/2

Les portes closes. Lori Saint-Martin. Boréal, 232 pages.