Huit ans se sont écoulés depuis que Miriam Toews a publié Swing Low: A Life, une biographie de son père écrite à la première personne. Huit ans avant que sorte la version française de ce très beau livre de l'auteure de Drôle de tendresse et d'Irma Voth, sous le titre Jamais je ne t'oublierai. Qu'importe les années, malgré le temps passé, ce récit reste d'une pertinence cruelle dans la vie de Miriam Toews, qui nous a accordé une entrevue depuis Toronto.

Mel Toews (prononcez Tavz) était un mari et un père aimant, un professeur exceptionnel, un pratiquant mennonite né à Steinbach, au Manitoba.

C'était aussi un homme souffrant de bipolarité, de psychose maniaco-dépressive grave qu'on lui avait diagnostiquées à 17 ans. Il a pourtant réussi à mener une vie «ordinaire» malgré tous les pronostics négatifs, en combinant médication, mutisme, rituels, humour, marche forcenée, fugues et amour pour les trois femmes de sa vie, sa femme Elvira et ses filles, Marjorie et Miriam, tout cela au sein de sa petite communauté mennonite (la religion mennonite s'apparente à celle pratiquée par les Amish).

Le 12 mai 1998, à l'hôpital où il est interné depuis quelques semaines en raison d'épisodes psychotiques et de l'épuisement complet de sa femme, Mel souffle pourtant à sa fille Miriam: «Nothing accomplished.» Le lendemain, l'homme de 62 ans quitte l'hôpital, dit bonjour à quelques passants et se suicide en s'agenouillant sur une voie ferrée, juste avant le passage d'un train.

«Rien fait»: ce sont justement sur ces mots que s'ouvre le récit de Jamais je ne t'oublierai (très bien traduit, en passant). «Deux mots désespérés, chuchotés par un homme qui avait le sentiment d'avoir échoué sur tous les plans», écrit encore Miriam Toews.

«À l'hôpital, explique l'écrivain au bout du fil, il était si malade, si chroniquement dépressif, avec un tel trouble délirant, qu'il était devenu confus et que ma soeur Marj et moi lui écrivions des phrases sur des bouts de papier pour lui rappeler des vérités de base. Des choses comme «Tu n'as rien à te reprocher», «Tu iras bien de nouveau».

Mais, à mesure que le temps passait, il n'était plus capable de les faire siennes. Alors nous écrivions «Je n'ai rien à me reprocher», «J'irai mieux de nouveau», pour qu'il puisse se les approprier. J'ai eu envie de continuer pour comprendre, j'ai eu envie de raconter son histoire au je, de me mettre à sa place autant que possible. Mais j'avoue que jamais je ne me suis sentie aussi fatiguée de ma vie qu'après avoir écrit ce livre. Je n'ai pas pu bouger pendant deux semaines, complètement paralysée de fatigue...»

À l'aide de nombreux retours en arrière dans les 62 ans de la vie de Mel ponctués par de brèves incursions dans son quotidien à l'hôpital de Steinbach, Miriam Toews a écrit un livre fascinant, parfois hilarant (le voyage en Équateur est un monument de drôlerie), parfois poignant, qui donne une tout autre idée qu'on peut se faire de la maladie mentale telle que vécue en famille. «J'avais envie qu'on comprenne qu'il y avait tellement d'amour chez nous que nous avons réussi («we managed»). Ce n'était pas un asile de fous où ça hurle et ça pleure tout le temps. Qu'est-ce qu'on a pu rire!»

«Ma mère est une femme que mon père faisait rire aux éclats par son humour pince-sans-rire, reprend-elle. Et comme c'était une femme forte, elle a décidé, très jeune, que Mel était, oui, un gars compliqué, un gars à problèmes, mais qu'elle l'aimait et qu'ils allaient passer au travers.»

En fait, à la lecture de ce récit extrêmement bien écrit, on réalise aussi que, grâce à la maladie dans une certaine mesure, Mel et Elvira réussissent à être différents et pourtant acceptés comme tels, dans une communauté religieuse très conservatrice où la conformité aux règles établies est de mise.



Mel et Elvira

Ce livre sur Mel, ses formidables idées pédagogiques, son don pour l'enseignement, la construction de sa maison, son assiduité aux offices religieux et son amour maniaque du jardinage, c'est aussi un livre en creux sur Elvira et son incroyable vitalité: que ce soit la crème glacée, le baseball, les voyages, la flûte ou ses filles, Elvira aime tout passionnément. Y compris son mari.

«Je n'avais jamais pensé à cela, mais c'est vrai que ce livre est aussi à propos d'elle. En me mettant dans la tête de mon père, c'était incontournable, elle était tout pour lui. Je n'ai pas pu tout raconter dans mon livre, mais je me souviens encore de la consternation sur le visage de mon père quand ma mère lui a dit qu'elle songeait à se présenter comme maire (rires). Mon père aurait accepté la situation, comme il acceptait tout ce qu'elle proposait, mais il n'a quand même pas pu s'empêcher de lui dire gentiment: «Hmm, is that a good idea, Elvira

À l'autre bout du fil, Miriam Toews rit à gorge déployée, avant de reprendre: «Mon père, malgré la maladie, malgré l'environnement mennonite très contrôlant et contrôlé, a réussi à traverser des temps turbulents, à s'adapter à de nouveaux concepts, que ce soit les classes à aire ouverte, le mouvement de libération de la femme ou la commercialisation de notre patelin, qui lui a coûté sa maison.»

Aujourd'hui, son Elvira vit au premier étage de la demeure de Miriam Toews, à Toronto. Et elle aime toujours le baseball et la crème glacée, avec la même exubérance.

«Ça a été parfois difficile dans notre famille, il y a eu du désespoir, de la tristesse, de l'incompréhension, trop de non-dits, mais c'était vrai aussi dans d'autres familles, pour d'autres raisons, reprend l'écrivain. Chez nous, il y avait aussi de l'amour. Le problème, c'est que l'amour, tout immense qu'il soit, ne peut pas toujours gagner contre l'autodestruction...»

C'est tellement vrai qu'un jour de juin 2010, à la veille de ses 52 ans, Marj, la soeur de Miriam Toews, s'est elle aussi suicidée, 12 ans après son père, à quelques jours près. De la même façon que Mel. Elle aussi touchée par la maladie mentale. Mais elle aussi après une vie bien remplie de poète, de pianiste et de militante.

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Jamais je ne t'oublierai. Miriam Toews. Traduit par Lori St-Martin et Paul Gagné. Éditions Boréal, 272 pages.