Vivre. Penser. Regarder. Siri Hustvedt, dans son dernier essai, décline cette trilogie existentielle comme ligne directrice d'un collage de textes écrits entre 2006 et 2011. Poète, philosophe, intellectuelle et scientifique à la curiosité insatiable, la romancière et théoricienne s'y balade entre Goya et Freud, entre Merleau-Ponty et Kierkegaard. Ce faisant, elle nous entraîne dans ses vastes territoires de prédilection que sont les neurosciences, l'art visuel, la fiction, la maternité, les hallucinations...

Tandis que l'on compose le numéro téléphonique pour joindre Siri Hustvedt à son domicile de Brooklyn, une petite pointe de nervosité se fait sentir à l'idée de faire irruption dans le quotidien du plus célèbre couple de l'intelligentsia new-yorkaise. Et lorsque, en début d'entretien, Paul Auster interrompt par inadvertance nos politesses d'usage, on s'abstient de lâcher une banalité qui serait si indigne de leur mythe...

Mais oublions le mari célèbre, puisque Siri Hustvedt, de plein droit, s'est fait une renommée à elle, surtout depuis que son roman Tout ce que j'aimais a connu un succès international en 2006. «Vagabonde intellectuelle» autoproclamée, la New-Yorkaise d'origine norvégienne, qui a grandi dans le Minnesota, est un esprit singulier qui se passionne tout autant pour la psychiatrie, la poésie de Keats que l'oeuvre de Louise Bourgeois.

Celle qui a publié son premier roman (Les yeux bandés) en 1993 est surtout une grande lectrice.

«À 12 ou 13 ans, je suis devenue une lectrice obsessionnelle, surtout de romans, mais aussi d'ouvrages d'histoire. Vers 14 ans, j'ai commencé à m'intéresser à la politique», raconte avec une sincère gentillesse la blonde érudite quinquagénaire.

Dans Vivre Penser Regarder, tout comme dans son précédent La femme qui tremble, une histoire de mes nerfs, cette titulaire d'un doctorat en littérature anglaise de l'Université Columbia utilise sa longue expérience de «migraineuse» comme matière d'étude pour approfondir sa compréhension du cerveau humain.

«J'ai commencé à m'intéresser à la neurologie alors que j'étudiais les mystiques sainte Catherine et sainte Thérèse d'Avila, qui toutes deux ont vécu des expériences hallucinatoires. Et il y a une quinzaine d'années, je me suis plongée dans la neuroscience, parce qu'il me fallait comprendre la part biologique du cerveau pour répondre à certaines de mes questions sur l'identité.»

Si Siri Hustvedt s'attarde plus longuement sur cet aspect scientifique de son parcours intellectuel dans «Penser», la première portion, «Vivre» est surtout faite d'observations personnelles ou intimes. Son expérience de la maternité, de la filiation, de la féminité est ainsi mise à contribution.

Pour définir sa posture féministe aussi originale que sa trajectoire intellectuelle, elle nous renvoie à un extrait d'Un été sans les hommes.

«Le narrateur dit quelque chose qui résume bien ma position sur ce sujet, à savoir que ce n'est pas qu'il n'existe pas de différence entre hommes et femmes; c'est: quelle différence fait cette différence, et quel cadre nous choisissons de lui donner».

La vagabonde

Tant par des pensées intimistes sur son rapport aux vêtements, ses réflexions sur le désir que par ses références à des ateliers littéraires qu'elle a donnés à des patients en psychiatrie, Siri Hustvedt expose des questions complexes, profondes ou même toutes simples sur l'expérience humaine.

«Qu'est-ce qui crée une personnalité? C'est quoi, la curiosité? Pourquoi certaines personnes se satisfont-elles d'idées reçues pour répondre à des questions profondes, et d'autres non», s'interroge la «vagabonde» parfois comparée à Virginia Woolf, qui vient de terminer l'écriture d'un «gros roman» et se prépare à donner une conférence sur Kierkegaard à Copenhague.

Échapper à l'insularité de la surspécialisation théorique est un leitmotiv chez Siri Hustvedt, qui trouve un point d'ancrage à ses champs d'études diversifiés dans le fait qu'ils ont en commun l'humanité de ses sujets.

D'ailleurs, elle souligne que les quatre années pendant lesquelles elle a donné de façon bénévole des ateliers d'écriture dans un hôpital psychiatrique ont enrichi sa compréhension de la façon dont chaque être humain se raconte la maladie.

«Prendre conscience de telles réalités individuelles est d'une grande valeur pour une romancière», dit cette rigoureuse tête chercheuse, qui a aussi étudié la pharmacologie pour mieux comprendre la réalité des psychiatres.

Vit-elle parfois des pannes sèches de curiosité? «Pas encore», concède la liseuse compulsive qui, ces jours-ci, «jongle» avec plusieurs vocabulaires, méthodes et paradigmes.

Une bonne tête qui veut tout savoir et qui nous amène à vivre, penser et regarder en profondeur.

Extrait Vivre Penser Regarder

«Régulièrement, une formule, un poème, un essai, un roman surgissent comme dans un rêve éveillé. Le poète Czeslaw Milosz a dit un jour qu'il s'était senti toute sa vie sous le pouvoir d'un daimön, et n'avait jamais bien compris comment naissent les poèmes dictés par ce dernier. William Blake affirmait avoir écrit son poème Milton sous dictée immédiate, «sans préméditation et parfois contre son gré». Nietzsche décrivait comme des coups de tonnerre les idées qui lui venaient, et disait «n'avoir jamais eu le choix».

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Vivre Penser Regarder. Siri Hustvedt. Traduction de l'américain par Christine Le Boeuf, chez Actes Sud Leméac, 510 pages.