Philosophe, historienne et essayiste, Élisabeth Badinter est une des intellectuelles les plus respectées d'Occident. Livre de poche vient de rééditer ses cinq essais sur la condition des femmes sous un seul titre, La ressemblance des sexes, une belle occasion de revisiter les écrits de cette féministe engagée.

Trente-deux ans après la publication de L'amour en plus, cette héritière de Simone de Beauvoir constate que l'égalité homme-femme n'est toujours pas gagnée. Réflexion d'une femme qui refuse de jeter l'éponge et qui souhaite que les nouvelles générations continuent le combat.

À 68 ans, Élisabeth Badinter est de cette génération de féministes qui croyait dur comme fer que les femmes pouvaient tout avoir: la liberté sexuelle, l'autonomie financière, la famille, le partage des tâches à la maison et l'égalité au travail. À l'aube du XXIe siècle, force est de constater que ce rêve égalitaire ne s'est pas encore réalisé. Dans les pays industrialisés, les femmes sont encore moins bien rémunérées que les hommes dans plusieurs domaines, tout en assumant la double tâche à la maison. Sans compter les contrecoups des crises économiques qu'elles sont souvent les premières à ressentir.

«Aujourd'hui, en France du moins, ce sont quand même les femmes qui paient les pots cassés de la crise», constate Élisabeth Badinter, rencontrée par La Presse dans son appartement parisien du 6e arrondissement.

«Les jeunes ne trouvent pas de travail et [les jeunes femmes] qui en ont subissent des pressions énormes. Elles sont mal payées et vivent dans l'angoisse de perdre leur emploi. Leur vie est beaucoup plus dure que celle des femmes de ma génération.»

Or, malgré ces inégalités persistantes, malgré le partage des tâches domestiques qui n'a progressé que de 10 minutes au cours des 20 dernières années, le féminisme est moins vigoureux qu'il ne l'a déjà été en Occident. Bien des femmes rejettent l'étiquette alors qu'au sein du mouvement des femmes, il n'y a plus de front uni.

«Dans les années 70 et 80, militantes féministes ou pas, les femmes voulaient grosso modo la même chose. À l'époque, il y avait UN féminisme, note la philosophe. À ma grande surprise, une coupure idéologique s'est faite entre les femmes. Celles qui adhèrent au discours basé sur la différence entre les sexes et celles qui, comme moi, estiment qu'il faut surtout miser sur les ressemblances.»

L'historienne explique que les jeunes femmes ont rejeté le mode de vie de leur mère après les avoir vues s'épuiser au travail, tentant de tout concilier et voyant souvent leur vie se terminer par un divorce et beaucoup d'amertume.

«On a toujours des comptes à régler avec sa mère, on veut faire autre chose, prendre un autre chemin. Non sans ironie, cela ramène presque les jeunes femmes d'aujourd'hui au comportement de leur grand-mère», note Élisabeth Badinter en faisant référence entre autres au débat sur l'allaitement qui soulève autant les passions en France que chez nous.

«Il y a une pression énorme sur les femmes afin qu'elles allaitent, on leur dit que c'est ce qu'il y a de mieux pour leurs enfants. Or, en disant cela, on exerce une pression terrible sur elles. Quelle mère ne souhaite pas le meilleur pour son enfant? Ma position sur l'allaitement est très simple: ce devrait être le choix de la mère.

«Un bébé qui est joyeusement nourri au biberon est mieux qu'un bébé nourri au sein par une mère qui n'en a pas envie. Nous ne sommes pas toutes les mêmes, nous avons toutes nos histoires, nous ne sommes pas des guenons qui agissent toutes de la même façon! L'autre jour, une sage-femme qui avait lu mon livre Le conflit m'a dit: Depuis que je vous ai lue, je n'entre plus dans la chambre d'une femme qui vient d'accoucher de la même façon. Désormais je dis: vous allaitez au sein ou au biberon? Et du coup, il n'y a plus de culpabilité.»

Ce rejet du féminisme égalitaire ainsi qu'un certain retour aux valeurs plus traditionnelles chez les jeunes femmes ébranlent-ils Élisabeth Badinter?

«Pas du tout, répond-elle avec vigueur, et je vais vous dire pourquoi! Parce que je suis dix-huitièmiste, que j'ai beaucoup travaillé sur Jean-Jacques Rousseau et que je retrouve chez cet homme le plus incroyablement misogyne des phrases entières que j'entends aujourd'hui... Si vous lisez l'Émile de Rousseau, vous trouverez tout un chapitre sur ce qu'est une femme épanouie et, ma foi, c'est atroce! Ce sont les mêmes propos qu'on entend aujourd'hui: obéir à la nature, nourrir les enfants parce qu'on a deux mamelles, etc. C'est épouvantable! Il faut remettre en question ce poids de la nature qui fait loi. Je sais bien qu'il y a une partie raisonnable dans ce respect de la nature, mais il y a aussi un aspect très réactionnaire que j'observe également dans tout le débat sur le mariage homosexuel en France. Personnellement, je suis pour qu'on l'autorise. Mais j'écoute les arguments opposés et qu'est-ce qu'on dit? On parle de trahison de la nature.»

Peut-on «tout» avoir, that is the question...

On ne peut pas échanger avec Élisabeth Badinter sans parler du débat qui a fait rage aux États-Unis et au Canada anglais à la suite du texte d'Anne-Marie Slaughter dans The Atlantic l'an dernier. Petit rappel: cette collègue d'Hillary Clinton a abandonné son prestigieux emploi pour retourner auprès de sa famille. Elle a publié dans la foulée un texte d'opinion intitulé «Pourquoi les femmes ne peuvent pas tout avoir», véritable cri du coeur qui a suscité des échanges qui se poursuivent toujours sur les réseaux sociaux. La question se pose: les féministes de la génération d'Élisabeth Badinter ont-elles menti en prétendant que les femmes pouvaient tout réussir, c'est-à-dire la famille, la vie amoureuse, personnelle et professionnelle?

«C'est vrai que dans l'enthousiasme de l'indépendance, on a peut-être doré la pilule, reconnaît la philosophe. On ne voulait pas être comme nos mères qui dépendaient de leur mari sur le plan financier et pour cela, il fallait absolument acquérir notre indépendance. Sauf que cette indépendance allait se faire à condition que notre compagnon partage toutes les tâches avec nous. Or, cela ne s'est jamais fait. La crise économique est arrivée, les femmes sont rentrées à la maison avec une allocation pour élever leurs enfants et la pression qu'on exerçait sur les hommes depuis 10 ou 20 ans pour qu'ils changent s'est arrêtée net. J'étais convaincue que peu à peu, les jeunes hommes, toutes classes confondues, allaient participer aux tâches domestiques puisque l'égalité entre les sexes est le critère absolu de l'avancement d'un pays démocratique. Or, les inégalités salariales de 25% qui persistent montrent bien qu'on n'y est pas arrivés. Est-ce qu'une femme peut tout avoir? C'est difficile aujourd'hui, même en France où on manque de crèches et où la crise fait en sorte qu'on doit se serrer la ceinture, ce qui se fait au détriment des femmes.

«Quand je rencontre des jeunes femmes, surtout ces temps-ci, je leur dis toujours la même chose, poursuit Élisabeth Badinter: n'abandonnez pas votre indépendance financière. C'est un discours qu'on ne tient plus aujourd'hui parce qu'on le tient pour acquis. Pourtant, un couple sur deux se sépare. Ne comptez pas seulement sur une pension alimentaire qui sera trop faible. Il faut toujours avoir les moyens de quitter un homme qui nous maltraite ou qui nous dégoûte. Il faut toujours être capable de prendre ses valises et ses enfants et de s'en aller. Ce n'est peut-être pas glamour de le dire, et ce n'est certainement pas très philosophique, mais c'est la réalité.»