Pas facile d'écrire sur l'Holocauste en épargnant à ses lecteurs des descriptions scabreuses de camps et de chambres à gaz. Dans L'enfant du jeudi, l'auteure torontoise Alison Pick fait fi de l'horrible et mise sur la terreur sourde et invisible, en composant le destin d'une famille en exil décrite en parallèle de celle d'une chercheuse spécialiste de l'Holocauste. Chemin faisant, cette descendante de réfugiés tchèques juifs renoue avec ses propres racines.

«Ce n'est pas un roman autobiographique», tient à préciser la romancière, qui s'est pourtant inspirée de l'histoire de ses propres grands-parents pour imaginer les personnages du clan Bauer. «Beaucoup de choses ont été écrites sur l'Holocauste, mais on a peu parlé de la Tchécoslovaquie, d'où venait ma famille. J'avais le sentiment qu'il était possible de transmettre l'impression de terreur des camps, sans avoir à entrer dans des descriptions explicites.»

Tout comme le grand-père d'Alison Pick, le patriarche des Bauer, Pavel, dirige une usine de textile. Et comme elle, la narratrice contemporaine, Anneliese réfléchit à l'Holocauste, au milieu d'une foule de documents, lettres et autres objets de la guerre.

La nounou de la famille Bauer, Marta, est le protagoniste le plus complexe du récit. Impliquée dans une histoire sentimentale avec Ernst (l'assistant marié de Pavel), elle se trouve déchirée entre sa loyauté pour ses patrons, son attachement au petit garçon Bauer et l'opportunisme antisémite de son amant. Et si en trame de fond, on comprend graduellement comment le nazisme gagne du terrain, les personnages rateront toujours leur chance de s'en sortir, parce qu'ils croient que les choses finiront bien par rentrer dans l'ordre... Mais on connaît tous l'issue tragique qui sera le destin inéluctable de ce récit qui n'échappera pas au pire.

«Avant toute chose, je voulais que mes lecteurs aient le goût de tourner les pages. Je suis une pessimiste. Certes, il est dans la nature humaine de nourrir de l'espoir. En rétrospective, je pense que ce qui m'importait de démontrer, était que l'Holocauste a été le théâtre de choses inimaginables et que personne n'aurait pu imaginer finir brûlé dans une chambre à gaz.»

Raconter le Kindertransport

Ce n'est qu'à l'adolescence qu'Alison Pick a su qu'elle était à moitié juive. Au gré de ses recherches ayant précédé l'écriture de L'enfant du jeudi, elle a pris conscience de la résonnance profonde qu'opérait en elle la religion abandonnée par ses grands-parents.

«Mes grands-parents, qui ont émigré au Canada à une période très antisémite, ont élevé leurs enfants dans le christianisme. Ma grand-mère n'a jamais voulu qu'on parle de cela dans la famille. Ce n'est qu'à sa mort, au début des années 2000, que l'atmosphère a changé. C'est alors que j'ai décidé d'écrire sur ce sujet», évoque celle qui est devenue juive pratiquante, il y a quelques années.

Après avoir rencontré des survivants de l'Holocauste, Alison Pick s'est attardée au «kindertransport», cette opération humanitaire menée à la fin des années 30 par la Grande-Bretagne pour sauver des enfants de l'Allemagne, de l'Autriche, de la Tchécoslovaquie et de la ville de Dantzig.

«J'ai eu la chance de rencontrer, à New York, un ami de ma famille, qui à 5 ans, a été envoyé en Écosse où il a vécu pendant la guerre. J'ai eu accès à la correspondance entre ses parents adoptifs et biologiques, et c'était vraiment touchant. Il était question des soupers et tartes au chocolat qu'il aimait manger, des photos qu'il fallait mettre à côté de son lit...»

La nomination au prix Booker que lui a valu L'enfant du jeudi a procuré à Alison Pick une visibilité inespérée. Et son roman lui a non seulement ouvert une porte sur la communauté juive- elle a reçu de nombreux témoignages de groupes de survivants- mais l'a amenée à réaliser une profonde démarche introspective. «Je travaille actuellement à la rédaction d'un récit personnel sur ma conversion au judaïsme.»

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L'enfant du jeudi. Alison Pick. Boréal, 392 pages.

Extrait L'enfant du jeudi

«Lorsque les Bauer eurent fini leur repas et bien aligné leur couteau et leur fourchette sur leur assiette, ils restèrent assis quelques minutes à fumer sous les portraits à l'huile d'Alzbeta et de Max. Pepik, excusé, courut s'occuper de son empire. Dans la cuisine, Marta, rêveuse, fit tomber la graisse d'oie figée dans la boîte de métal logée sous l'évier. Elle emplit d'eau une grande hrnec et y ajouta deux oignons entiers, deux gousses d'ail entières épluchées ainsi que le trognon du chou rouge tout en se demandant ce qui se serait passé si elle n'avait pas trouvé Anneliese dans la baignoire, ce jour-là. Si Mme Bauer n'avait pas... survécu. Est-ce qu'elle - Marta - serait devenue la nouvelle Mme Bauer?»