Juste avant les premiers mots de Rapide-Danseur, 20e livre de Louise Desjardins en 30 ans d'écriture, il y a une carte géographique. Comme dans les romans d'aventures ou de fantasy. Pourtant, pas d'arme ni de baguette magique dans ce roman sur une mère qui abandonne son fils, sur une fille qui n'aime pas sa mère. Juste l'envoûtement né de la neige, d'un pouding aux framboises et de rapides aux remous fascinants. Et la carte géographique? C'est celle de l'Abitibi...

«Quand j'écris, c'est toujours pour m'attaquer à quelque chose que je ne comprends pas, explique de sa belle voix Louise Desjardins. Ce que je ne comprenais pas cette fois, c'était l'inaptitude à être mère. C'est un tabou absolu, les femmes qui sont incapables d'être maternelles, qui n'éprouvent pas d'affinités avec leurs enfants... Mais ça existe: le personnage principal est bâti à partir de deux ou trois femmes que j'ai connues et qui ont laissé complètement la responsabilité de leurs enfants aux pères, à un moment donné. Or, le mien de père disait toujours: «On ne connaît pas quelqu'un tant qu'on n'a pas marché avec ses mocassins». J'ai essayé de marcher avec les mocassins d'Angèle...»

Angèle, femme dans la jeune quarantaine, a complètement coupé les ponts pendant 10 ans avec ses parents, Anita et Raoûl, et son fils Alex, afin de se réfugier en Abitibi, dans le minuscule village de Rapide-Danseur, entre La Sarre et Rouyn-Noranda. À l'annonce de la mort accidentelle de sa mère, le passé d'Angèle se réveille et le présent lui emboîte le pas.

Le fils du Che

Angèle, Anita, Raoûl et Alex figuraient déjà dans le précédent roman de Louise Desjardins, Le fils du Che (2008). Mais pas besoin de le lire pour apprécier Rapide-Danseur: étrangement lumineux, le roman se tient tout seul pour mieux plonger dans un univers étonnant. «C'est un livre que j'ai écrit presque contre mon gré, convient Louise Desjardins, parce qu'il y est question d'un être qui n'a tout simplement pas l'énergie d'affronter la vie...»

Pour comprendre cette femme à mille lieues d'elle-même, Louise Desjardins est retournée, comme tous les ans, en Abitibi. Le pays de son père, qui est aussi le pays du père d'Angèle: «J'ai déménagé je ne sais plus combien de fois, dit-elle. Ma seule continuité, c'est le chalet de mon père, le lac devant, la forêt autour. Rapide-Danseur, c'est justement un récit qui vient de la forêt: c'est une histoire comme les racontait mon père, qui était toujours absent, qui vivait dans le bois, mais qui nous racontait à son retour des endroits, des dangers, des personnages...»

Souffrant en quelque sorte d'une dépression génétique, d'un flottement généralisé de son âme, Angèle trouve peu à peu quelques points d'ancrage loin de la ville et de sa famille. La neige, par exemple, constamment présente dans le roman («C'est une figure maternelle, pour moi, la neige»), la nourriture («Ça apaise»), ainsi que le rapide baptisé Danseur, qui envoûte et attire Angèle. Mais aussi des êtres humains qui ont pour nom Ray, Magdelaine, Lucie, véritable famille reconstituée d'étrangers. Et puis des livres, ceux de Marie-Sissi Labrèche, de Patricia Highsmith, de Margaret Atwood, qu'Angèle découvre. «Et je me rends compte que, comme dans plusieurs de mes romans, le personnage principal se blesse et se fait mal, dit encore Louise Desjardins. Des fois, ça prend des blessures pour exister...»

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Rapide-Danseur, Louise Desjardins, Éditions du Boréal, 165 p.

Extrait de Rapide-Danseur

«Ma mère était déjà morte en moi bien avant de mourir pour de vrai, écrasée contre son arbre de la rue de Rouen. C'est pourquoi je ne pleure pas. Le deuil de ma mère s'est accompli cette fois-là dans l'église de Val-Paradis, le deuil de ce qu'il y avait de meilleur en elle, de sa capacité de nous projeter dans l'art, de nous enseigner l'envers des choses, de refuser le main stream de la vie. En écoutant Prokofiev, j'ai compris aussi que c'était un piège, et que ma mère nous enfermait paradoxalement dans son monde tout en nous enseignant ses chemins de liberté totale. Le non-conformisme pur et dur est une exigence quasi religieuse. Un cloître dont on ne peut s'échapper. Avec ma mère, impossible de se relâcher, de se permettre un instant d'être comme ces gens qui sont comme tout le monde, qui ne cherchent pas à être uniques et qui font leurs achats chez Walmart. À force de vouloir être absolument libre, on se barricade.»